« Nous faisons face, en Europe, à une menace qui n’existait pas sous sa forme actuelle »

Photo of author

By Alain Jourdan

À la veille de son déplacement à Genève, où il doit intervenir ce mardi à l’Institut Florimont à l’invitation de la Société des membres de la Légion d’honneur (SMLH), Bernard Cazeneuve a accordé une interview à La Tribune des Nations. L’ancien ministre de l’Intérieur y livre son analyse de l’évolution de la menace terroriste en Europe, des nouveaux équilibres de sécurité internationale, du rôle du multilatéralisme et des défis posés à l’État de droit, tout en rappelant l’exigence fondamentale de concilier durablement sécurité et liberté.

Depuis les attentats de 2015 et 2016, comment avez-vous vu évoluer la nature de la menace terroriste en Europe ? Est-elle aujourd’hui plus diffuse, plus locale ou simplement différente ?

La menace n’a plus la même intensité, en raison des actions engagées à la fois par les États et par l’Union européenne depuis 2014, en vue de rehausser les moyens des services de sécurité et de renseignement, par de nouvelles dispositions legislatives et l’augmentation des effectifs et des budgets. Les États sont donc mieux armés face à la menace terroriste. En France notamment, la loi sur le renseignement de juillet 2015 a permis de renforcer les moyens de prévention de la menace terroriste.

En 2014, le renseignement français était régi par une loi qui datait de 1991 — c’est-à-dire d’une époque où il n’y avait ni téléphone portable ni Internet, alors que les terroristes préparaient des attentats en utilisant des moyens de communication cryptés. La coopération renforcée au sein de l’Union européenne — à travers l’échange d’informations rendu possible par la mobilisation du système d’information Schengen – la mise en place du PNR (Passenger Name Record), la réforme du code frontières Schengen, ainsi que les coopérations judiciaires et policières au sein d’Eurojust et d’Europol — ont permis de mieux coordonner l’action des différents services chargés de la lutte antiterroriste. Toutefois, en dépit de ces efforts, la menace est aujourd’hui encore réelle et peut resurgir à tout moment. Ce qui a été engagé doit donc de poursuivre et la vigilance doit demeurer.

Le terrorisme djihadiste reste-t-il, à vos yeux, la principale menace pour l’Europe, ou faut-il désormais accorder autant d’attention à d’autres formes de radicalisation violente ?

Nous faisons d’abord face, en Europe, à une menace qui n’existait pas sous sa forme actuelle, en 2014 et 2015, je veux parler de la cyber menace et du retour de la guerre sur le continent européen, notamment sur son flanc oriental, en Ukraine. Cette situation suscite de nombreuses interrogations sur notre capacité collective à sauver la paix en garantissant en Europe une cadre commun de sécurité crédible. Nous n’échapperons pas au réarmement des États et au renforcement de la coopération européenne de défense au sein de l’OTAN, dans un contexte où le lien transatlantique est remis en cause par l’administration Trump.

S’agissant des formes de radicalisation violente, celle qui demeure aujourd’hui la plus significative reste à mon avis la menace terroriste islamiste : des foyers d’action épars persistent dans le monde et peuvent, à tout moment, retrouver une capacité de projection de commandos criminels sur notre sol, notamment en provenance de Syrie ou d’Afghanistan. Il y a aussi une dissémination terroriste dans la bande sahélienne, dont on voit aujourd’hui les menaces graves qu’elle fait peser sur l’avenir de certains pays notamment le Mali. Ce contexte global représente incontestablement un danger pour l’Europe, qui doit donc rester extrêmement vigilante et mobilisée .

L’actualité reste brûlante au Sahel. Que faudrait-il aujourd’hui pour stabiliser cette région et contrôler les groupes qui recommencent à prospérer ?

La France est intervenue très rapidement au Sahel pour éviter que le Mali ne tombe entre les mains des islamistes, ce qui aurait réduit le pays en esclavage et plongé ses populations dans une grande souffrance. Elle a donc eu raison d’agir en 2013. Mais la France ne peut pas tout faire toute seule et en permanence. Les États africains ont participé à la lutte contre le terrorisme au Sahel. Le Tchad, par exemple, a joué un rôle particulièrement important dans la lutte contre Boko Haram. Mais la France ne peut pas agir en Afrique en y demeurant trop longtemps sur des théâtres d’opération où le relais doit être pris par des forces multinationales africaines, appuyées par l’ONU.

Près de 75 millions d’informations sont échangées chaque année au sein de l’Union européenne grâce au système d’information Schengen

 Vous avez souvent insisté sur la coopération européenne en matière de renseignement. Des progrès réels ont-ils été accomplis depuis dix ans ou subsiste-t-il encore des blocages ?

Je pense que des progrès importants ont été accomplis depuis dix ans en matière de coopération entre les services de renseignement. Cela tient notamment au développement d’outils comme le fichier des personnes recherchées, le système d’information Schengen (SIS) et le PNR, qui permettent des échanges continus d’informations entre les services de police et de renseignement. Près de 75 millions d’informations sont échangées chaque année au sein de l’Union européenne grâce au système d’information Schengen, instrument prévu par les traités européens et essentiel à la centralisation et à l’échange d’informations entre les services. De nombreux progrès ont donc été réalisés dans le contexte de la crise terroriste afin d’améliorer cette coopération et de rendre l’action des États, en matière de prévention et de lutte contre le terrorisme, beaucoup plus efficace qu’auparavant.

Dans une ville comme Genève, symbole du multilatéralisme, quel rôle peuvent jouer les organisations internationales dans la prévention et la lutte contre le terrorisme ?

Nous assistons aujourd’hui à l’entrée du monde dans une nouvelle ère, marquée par un affaiblissement des principes du droit international et de l’ordre international, hérités de la fin de la Seconde Guerre mondiale et dont les organisations basées à Genève sont pourtant l’incarnation et le symbole. Ce recul est lié au retour des ambitions nationales et des impérialismes, y compris au sein du monde libre, comme en témoigne l’évolution récente des États-Unis. On observe également un recul de l’attachement aux principes de l’État de droit.

De nombreuses forces politiques, y compris dans des États démocratiques, estiment aujourd’hui qu’il serait possible d’amputer la démocratie des principes de l’État de droit, sans porter atteinte aux valeurs universelles que nous avons en partage. Dans un monde où réapparaissent les impérialismes et les ambitions parfois prédatrices de puissances économiques, commerciales et militaires, le rôle des organisations multilatérales est donc déterminant. Il l’est d’autant plus, qu’il n’existe aucune possibilité de maintenir la paix si la force se substitue partout au droit.:

Certaines activités criminelles non terroristes ont contribué au financement d’actions terroristes.

Peut-on encore séparer clairement terrorisme, criminalité organisée et stratégies étatiques hybrides, ou ces frontières sont-elles devenues poreuses ?

Ces frontières sont poreuses depuis longtemps. Nous avons constaté, notamment lors des attentats les plus meurtriers de la période 2014-2016, l’existence de liens étroits entre organisations terroristes et la criminalité internationale. Certaines activités criminelles non terroristes ont contribué au financement d’actions terroristes. Les tueries de masse, commises en Europe, ont été rendues possibles par l’accès à des armes, souvent recyclées de la guerre des Balkans et vendues aux terroristes par les organisations criminelles du trafic d’armes.

C’est pour cette raison que je me suis fortement mobilisé, au sein de l’Union européenne, afin qu’une directive européenne de lutte contre le trafic d’armes soit adoptée, ce qui fut finalement le cas après les attentats du Bataclan, du Stade de France et des terrasses. De la même manière, le renforcement des coopérations au sein d’Eurojust et d’Europol a permis de lutter efficacement contre ces réseaux criminels et mafieux.

Avec votre expérience, quel a été le moment le plus difficile dans la gestion de la menace terroriste au plus haut niveau de l’État ?

Tous les moments ont été difficiles. Les attentats , qui ont causé de très nombreuses victimes, ont profondément traumatisé l’opinion publique et plongé la nation dans le deuil. Ces périodes ont été terribles, à la fois pour les Français et pour ceux qui exerçaient des responsabilités au sein de l’appareil d’État. Nous avons mené une véritable course contre la montre, en renforçant sans cesse les moyens budgétaires et législatifs au bénéfice des forces de sécurité et du renseignement, dans le respect des principes de l’État de droit. Chaque attentat a été vécu comme un échec par ceux qui avaient la charge de protéger les Français et comme une épreuve par toute la Nation.

Quelles sont, selon vous, les erreurs à ne pas reproduire dans les prochaines années ?

Les gouvernements qui ont dirigé les pays de l’Union européenne, et c’est vrai pour la France, ont fait de leur mieux, me semble-t-il pour lutter contre le terrorisme.Très rapidement, nous avons compris la nature de l’islamisme : une idéologie totalitaire, dont les musulmans ont été les premières victimes et commettant des crimes abjects pour imposer un ordre social radicalement opposé aux principes démocratiques.

Nous avons réagi sans naïveté pour combattre et éradiquer cette idéologie et la menace qu’elle portait en elle. J’ai eu la chance, lorsque j’étais ministre de l’Intérieur, d’agir dans un contexte politique relativement consensuel, les forces politiques, à droite comme à gauche, ayant su faire preuve de responsabilité afin d’éviter que le pays ne bascule dans la confrontation.

Pour conclure, quel message adresseriez-vous aux jeunes Européens face à ces enjeux de sécurité et de liberté ?

 Je leur dirais que tout ce qui est fait pour la sécurité ne l’est pas au détriment de la liberté. Ceux qui commettent des actes terroristes cherchent précisément à nous pousser à renoncer à nos libertés, car ils savent que ce renoncement créerait des tensions extrêmes et affaiblirait notre capacité à vivre ensemble. Quelles que soient les épreuves à venir, il nous faudra toujours préserver ce fil ténu qui unit la liberté et la sécurité, dans une même ambition pour la préservation et l’approfondissement de la démocratie, de la fraternité et de l’altérité. La sécurité garantit la liberté, et la liberté doit rester la préoccupation première de ceux qui ont la responsabilité d’assurer la sécurité des Français, car le sens profond des politiques de sécurité est de permettre à chacun de demeurer libre.

Newsletter

Abonnez-vous à la newsletter de La Tribune des Nations et bénéficiez d’informations exclusives.