Tunisie et Union européenne : Un partenariat stratégique prometteur

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By Alain Jourdan

« Il faut s’armer de réalisme, la raison doit l’emporter sur la passion » – Le Président Habib Bourguiba

  1. La Tunisie : une porte migratoire pour l’Union européenne ? 

Le récent discours du Président Tunisien a suscité l’émoi de la communauté internationale l’accusant de discrimination à l’égard des migrants africains. Par-delà le contenu, il est important de se pencher sur les raisons qui ont poussé à cette situation dans un pays sujet à une crise multidimensionnelle et à une rupture de lien entre les citoyens et les classes politiques. 

En effet, la question migratoire est avant tout liée à une politique de sécurité. Les autorités souhaitent avant tout faire respecter les dispositions législatives et règlementaires1. Mais il s’agit aussi de se conformer à la Déclaration de Barcelone2 qui fut l’acte fondateur d’un partenariat global entre l’Union européenne et les 12 pays du Sud de la Méditerranée. La Tunisie, au même titre que ces voisins maghrébins, doit collaborer avec l’Union européenne de façon active dans la lutte contre les migrations irrégulières. Ce partenariat sur la question migratoire3 a été perçu comme une opportunité pour renforcer leur coopération en matière de lutte contre les déplacements de populations incontrôlés à savoir l’arrêt de flux des clandestins, le renforcement de l’arsenal juridique (sanctionner les organisateurs et les participants aux départs de clandestins), la formation du personnel de surveillance du littoral et la mise à disposition de matériels de détection. 

Pour la majorité des migrants, la Tunisie est un point de passage pour l’Europe. L’Union européenne reproche à la Tunisie l’afflux des migrants africains qui ont choisi l’Europe comme destination finale. La Tunisie a été contrainte d’endosser le rôle de « garde-frontière » et ce, pour satisfaire les exigences de l’Union européenne. Ce discours est provoqué par une pression de l’Union européenne qui monnaye les aides financières à l’égard de la Tunisie.

Par ailleurs, la Tunisie devenue la plateforme de cette migration irrégulière (zone d’attente et zone de transit), ne peut plus assumer économiquement et financièrement cet afflux massif. Les différentes crises économiques et les tensions sociales ont envenimé une situation de plus en plus délétère dans le pays. Les réseaux sociaux s’enflamment pour dénoncer l’hypothèse d’un « grand remplacement culturel et religieux »4 demandant une réaction ferme et radicale du gouvernement tunisien. Certains migrants sont accusés et persécutés par une faible minorité. Ils deviennent des cibles faciles et sont accusés des maux qui empoisonneraient la société tunisienne (trafic de drogue, sectes, vols…).

Certains dénoncent des millions de migrants clandestins5 mais aucune distinction n’est faite entre les personnes en situation régulière et celles en situation irrégulière. L’amalgame touche certains citoyens tunisiens, ainsi que certains migrants en situation régulière dont des étudiants. 

La crise économique6 et sociale qui touche la Tunisie entraina un mouvement de contestation nationaliste et populiste7. La défense de la religion et de la culture « arabe » est assimilée à la défense des intérêts nationaux. Dans un pays en proie à une fracture sociale et idéologique, il était nécessaire de réunir le peuple autour d’une idéologie nationaliste pour marquer son indépendance et sa souveraineté. Cette volonté unificatrice est aussi un moyen pour la Tunisie d’éviter des émeutes sociales (augmentation des prix…).

Pour rappel, le 29 décembre 1983, la Tunisie a connu sa plus grande révolte populaire (les émeutes du pain)8 depuis l’indépendance Au bord d’une guerre civile, le Président Habib Bourguiba avait décrété un couvre-feu et déclenché l’Etat d’urgence9. L’émeute de 1983 reste toujours présente dans l’esprit de tous les tunisiens. 

Au-delà de ces aspects socio-économiques, la Tunisie est prise en tenaille par les pays voisins. L’Algérie déloge ses migrants vers le désert algérien sans aucune volonté de les intégrer ou de les renvoyer dans leurs pays d’origine. La Libye en proie à son propre conflit interne, doit gérer sa propre crise migratoire et n’hésite pas à ouvrir ses frontières. La plupart des migrants traversent le Fezzan pour se rendre en Tunisie. Depuis 2011, la Tunisie est une terre d’accueil aussi bien pour les réfugiés libyens10 que pour les réfugiés syriens. Par ailleurs, la crise soudanaise risque d’aggraver la situation en raison de l’impossibilité de la Libye d’assumer une crise humanitaire dans la partie sud du pays.

La pression de la communauté internationale et des ONG a contribué à cet imbroglio politique. 

En effet, du côté européen, l’Italie a été le premier pays à dénoncer cette situation. En plus des migrants clandestins venus d’Afrique centrale, de l’ouest et subsaharienne, il a été constaté une nouvelle forme d’immigration irrégulière. Avant la révolution de 2011, les migrants irréguliers étaient essentiellement composés de jeunes tunisiens qui souhaitaient tenter leur chance en Europe. Cependant après la révolution, une nouvelle forme d’immigration irrégulière composée de tunisiens de tout âge et de toute catégorie sociale, dont des familles entières est apparue. Des quartiers entiers se mobilisent pour aider des citoyens tunisiens à quitter le pays pour l’Eldorado européen qui leur apporterait une meilleure qualité de vie.11 Certains tunisiens ne parviennent pas à destination car interceptés par les autorités tunisiennes12. D’autres se noient pour s’échouer sur les plages tunisiennes (Zarzis). L’Italie reste la terre de prédilection13 mais aussi un tremplin pour la France et la Belgique. 

Ce discours, certes maladroit dans sa formulation, a été apprécié par une partie de la population tunisienne mais est surtout tombé à point nommé pour l’Italie qui a enfin trouvé son allié méditerranéen dans sa lutte contre l’immigration clandestine. 

Face à un mouvement de contestation, le Président tunisien a publié plusieurs réformes14 en faveur des migrants mais cela reste insuffisant pour certaines associations des Droits de l’Homme. Par ailleurs, ces mesures n’ont pas calmé la colère de certains pays africains qui ont dénoncé des accords commerciaux avec la Tunisie, expulsé des tunisiens et boycotté les produits tunisiens15

Cette situation migratoire se nourrit des difficultés économiques et sociales des pays d’origine. La stigmatisation de la Tunisie ne doit pas faire oublier que ce pays, tolérant et ouvert a été au cœur même de la création de « « l’Unité africaine ».

  1. La Tunisie : symbole du panafricanisme

La Tunisie est au cœur de l’Afrique tant par sa position géographique que par son implication dans le mouvement panafricain.

En effet, le pays a joué un rôle primordial dans la création de l’Organisation de l’Union africaine en 1963 à Addis Abeba. La volonté des grands indépendantistes de l’époque n’avait qu’un seul objectif : « une Afrique riche, fière et indépendante ». 

Le rapprochement du Président Habib Bourguiba avec les présidents Félix Houphouët Boigny, Léopold Sédar Senghor, Hamani Diori a permis d’augmenter l’influence en Afrique francophone. Ainsi fut créée en 1970, l’Agence de coopération culturelle et technique (ancêtre de l’OIF). Le pays abrite la Banque africaine de développement et fait partie de plusieurs instances internationales de l’Union africaine16

L’arrivée du Président Ben Ali en 1987 changea la donne et enleva toute forme d’activisme panafricain. La politique nationale17 était centrée sur le développement des relations avec l’Europe, mettant ainsi de côté les rapports sud-sud. Cependant la politique entretint des liens économiques et sociaux avec ses pays voisins (Algérie, Tunisie, Libye et Maroc). 

Les Présidents tunisiens Moncef Marzouki et Béji Caeïd Essebsi quant à eux ont préféré tisser les liens économiques et financiers avec les pays africains « frères » par une politique volontariste. En 2022, le ministre de L’Économie et de la Planification, Samir Saïed18 a souhaité renforcer la diplomatie économique tunisienne avec pour objectif de soutenir les entreprises désireuses d’exporter en Afrique tout en attirant les investisseurs étrangers en Tunisie. 

La valorisation de l’expertise et du savoir-faire tunisien dans différents domaines devrait permettre au pays de se positionner sur plusieurs pays africains19 membres du COMESA20. La multiplication des délégations d’affaires notamment à travers Le Tunisia African Business Council (TABC) favorisera l’internationalisation des entreprises tunisiennes en Afrique. Le TABC se veut ainsi « être acteur de référence pour une meilleure coopération Sud-Sud favorisant le développement durable et la prospérité partagée en faveur des populations Africaines »21. Ainsi, la Tunisie contribue et participe économiquement à divers projets de développement en faveur de pays d’Afrique. Mais le pays est aussi une terre d’accueil pour les étudiants africains et ce grâce à la libre circulation des personnes22

Les solutions aux problèmes de migrations doivent être examinées dans leur globalité en intégrant les pays d’origine. Une meilleure compréhension des peuples et un rapprochement politique permettront d’aborder les problématiques de migrations tout en favorisant les échanges économiques. 

Il est donc opportun d’entamer un travail de fond basé sur une coopération Sud-Sud qui n’est pas antinomique avec une coopération Nord-Sud.

  1. La Tunisie : un interlocuteur unique et privilégié pour l’Union Européenne

L’Union européenne sous l’impulsion de la Première ministre italienne, Giorgia Meloni a pris le parti d’entretenir de « forte relation et d’investir dans la stabilité et la prospérité »23. Ainsi, l’Union européenne propose plus d’un milliard d’euros à long terme avec pour objectif de renforcer le partenariat avec la Tunisie dans sa lutte contre l’immigration clandestine tout en soutenant l’économie tunisienne24.

Les accords économiques, les dons accordés et toutes les mesures encouragées aussi par l’Italie devraient permettre de régler cette situation. Enlever les points de pression, réguler l’immigration et favoriser le développement économique des deux pays sont parties intégrantes de la diplomatie politique et économique. 

L’économie tunisienne constitue un attrait pour les investisseurs étrangers25 tant sur la diversification croissante de son économie26 que par ses ressources minières et énergétiques. 

Au-delà de ces aspects économiques, la Tunisie reste un pont entre l’Afrique et l’Union européenne. Sa position géographique et sa proximité culturelle avec l’Occident font de ce pays un partenaire fidèle qui a su faire face à toutes les crises sans annihiler ses valeurs humanistes.

Les liens qui unissent l’Union européenne et la Tunisie sont indéfectibles, y compris avec la France. Le Président Habib Bourguiba père et fondateur de la Nation tunisienne, unique pays du Maghreb à être laïc, a mené son « combat pour la liberté en invoquant le message de Liberté, Égalité et Fraternité. »27 

La Tunisie impartiale dans les conflits a toujours adopté une neutralité positive lui permettant ainsi de maintenir des liens fraternels notamment avec les pays limitrophes. Elle est aussi une terre de refuge pour des personnalités et pour des migrants qui fuient les conflits interethniques, les guerres civiles ainsi que les crises humanitaires. 

Sa politique extérieure est un panaché entre le panarabisme et le panafricanisme, auxquels s’ajoutent les préceptes de la diplomatie européenne. La mise en place d’actions collaboratives doit permettre aux États de mettre en œuvre une politique commune tout en affirmant l’unité de leurs peuples.

La Tunisie véritable legatus, est un deus ex machina pour les pays d’Europe, notamment pour la France, qui sont à la recherche d’une légitimité politique voire, une diplomatie stratégique en Afrique. 

En renforçant son partenariat stratégique avec la Tunisie, l’Union européenne a enfin trouvé son interlocuteur privilégié en Afrique.

  1. Loi 2004-6 du 3 février 2004 « organisant la répression de l’entrée et la sortie irrégulières du territoire » : l’afflux de migrants sur le territoire tunisien qui oblige sous peine de sanction, les propriétaires à demander une carte de séjour et à signaler au commissariat les étrangers qu’ils hébergent. Des propriétaires en infraction ont été contraints d’expulser des personnes en situation irrégulière. Le gouvernement tunisien a affrété des vols à destination de plusieurs pays d’Afrique. 
  2. Dialogue Euro-Méditerranéen de Barcelone, 27 et 28 novembre 1995 mettant en place les conférences euro-méditerranéennes entre l’UE et les 12 pays du bassin méditerranéen
  3. Dialogue 5+5 sert en tant que forum sous régional pour les dix pays de la Méditerranée Occidentale qui y prennent part depuis sa création, cinq se trouvent au nord de la mer Méditerranée (Espagne, France, Italie, Malte et Portugal) et cinq sont localisés au sud de celle-ci (Algérie, Libye, Maroc, Mauritanie et Tunisie).
  4. « Changement de la composition démographique du pays »

« Masses incontrôlées, horde de migrants clandestins ayant pour but de transformer la Tunisie en pays africain seulement de l’arracher aux nations arabes musulmanes » – discours du Président tunisien.

  1. Il y aurait plus de 20 000 migrants en situation irrégulière (statistique MI)
  2. La dette tunisienne représente 80 % de son PIB. Le pays ne peut plus emprunter à l’étranger ce qui entraîne des pénuries récurrentes de certains produits de base, comme la farine, le sucre et le riz, achetés et importés par l’État. Le gouvernement actuel tente de négocier un nouveau prêt avec le FMI.

Le pays est en difficiles pourparlers avec le FMI pour un nouveau prêt de près de deux milliards de dollars.

  1. Il devenait urgent de répondre aux attentes d’une minorité.
  2. Le Président Habib Bourguiba a dû intervenir pour annuler la proposition du gouvernement de Mohamed Mzali de réduire les subventions des prix céréaliers. Cette réforme fait suite au plan d’austérité demandé par le FMI.
  3. Pour la troisième fois en 27 ans d’indépendance, l’État a fait appel à l’armée pour calmer la vindicte populaire.
  4. Depuis la révolution libyenne (2011), la Tunisie a accueilli plus de 1 millions de réfugiés libyens.
  5. Selon les chiffres officiels du MI – entre 2015 et 2020 – 39 500 ingénieurs ont quitté, 3500 médecins – leur nombre augmente d’année en année : des familles entières, des mineurs voyageant seuls (1 046 en 2020, 2 042 en 2021 et 2 424 mineurs en 8 mois et demi de l’année 2022), des femmes diplômées, enceintes ou voyageant avec leurs jeunes enfants (206 femmes en 2020 et 526 en 8,5 mois de 2022).
  6. Plus de 23 000 migrants irréguliers pour « traversées des frontières maritimes de manière irrégulière ».
  7. Plus de 16000 migrants irréguliers tunisiens avaient été interceptés sur les côtés italiennes (2022)
  8. Le Président a demandé « de prendre des mesures pour améliorer la situation des étrangers en Tunisie de faciliter les procédures pour régulariser leur situation : prolongation d’attestation de résidence de 3 à 6 mois, faciliter les opérations de retour volontaire dans un cadre organisé avec leurs missions diplomatiques.
  9. Le Sénégal, la Guinée Conakry, la Côte d’Ivoire et le Mali. Sur les réseaux sociaux, une liste noire des produits boycottés a été publiée.
  10. La Tunisie est membre observateur au sein du CEDEAO- Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest.
  11. Le Président a participé une seule fois au sommet de l’Union africaine.
  12. Journée d’information et de réflexion sur l’internationalisation des entreprises tunisiennes vers les marchés africains, 17 août 2022 à Tunis.
  13. 5 secteurs porteurs dans 15 pays africains (dont 11 subsahariens) à fort potentiel pour les entreprises tunisiennes : agroalimentaire, santé et l’industrie pharmaceutique, bâtiments et travaux publics, technologies de l’information et de la communication (TIC), éducation et enseignement supérieur.
  14. Le marché commun de l’Afrique Orientale et Australe- COMESA.
  15. https://tabc.org.tn/service/nos-services/.
  16. Libre circulation dans le cadre de la politique libyenne de rapprochement avec les Etats d’Afrique (CEN SAD)
  17. Discours du 11 juin 2023 d’ Ursula Von Der Leyen, Président de la Commission de l’Union européenne lors de sa rencontre avec le Président tunisien Kaïs Saïed.
  18. Il s’agit d’un renforcement des investissements en Tunisie, notamment en soutien au secteur numérique, des investissements dans l’exportation par la Tunisie d’énergies renouvelables et l’extension du programme européen d’échanges d’étudiants Erasmus à la Tunisie.
  19. Le stock d’IDE a atteint 33,4 milliards de USD, soit près de 72% du PIB du pays. Selon les dernières données de l’Office tunisien des investissements, en 2022, les entrées d’IDE dans le pays ont enregistré une augmentation d’une année sur l’autre de 18,4% pour atteindre un montant de 2,214 milliards de DTP. Plus de 3300 sociétés étrangères ont été répertoriées sur le sol tunisien
  20. Secteur agricole, manufacturier, industriel et tertiaire (tourisme, financiers, services…)
  21. Discours de Habib Bourguiba suite à la fin du protectorat (indépendance de la Tunisie)

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