Dans son ouvrage intitulé Nasser in the Egyptian Imaginary, l’auteur Omar Khalifah explore comment l’ancien président est devenu un élément central des rêves et des aspirations arabes, de leurs défaites et de leurs déceptions. Au lendemain de l’écrasante réélection du Président Abdel Fattah al-Sissi, l’Histoire se rappelle plus que jamais aux Égyptiens.
Par Olivier DELAGARDE
Maître de Conférences & Enseignant-chercheur
UNIVERSITÉ DU CAIRE
Faculté d’Economie & de Sciences Politiques
Plus de cinquante ans après sa mort, Gamal Abdel Nasser est toujours présent dans la mémoire collective égyptienne, et au-delà.
Alors que le 23 juillet dernier a marqué l’anniversaire du coup d’État de 1952 contre le roi Farouk Ier par le Mouvement des officiers libres, dirigé par Mohammed Naguib et Nasser, le nom de ce dernier est abondamment évoqué encore aujourd’hui. Au Caire et dans un certain nombre de pays arabes, on débat de son héritage, on brandit son portrait et on propage toujours ses discours enflammés.
De tous les dirigeants arabes du siècle dernier, rares sont ceux qui, hormis Nasser, ont eu un impact tant durable qu’étendu au Moyen-Orient. Sa position inégalée encore ressentie aujourd’hui, le fait passer de l’histoire à la mémoire, de la sphère des politologues aux œuvres des écrivains et des artistes – bref, du statut de figure réelle à celui de métaphore.
Qu’il soit glorifié ou diabolisé, magnifié ou déshonoré, salué en tant que symbole de liberté, d’anticolonialisme et de justice sociale, ou sali et considéré comme un dictateur impitoyable ayant entretenu un culte de la personnalité et popularisé le modèle de régime autoritaire parmi les arabes, Nasser est un sujet sensible et clivant, un agglomérat de significations qui transcendent les effets directs de son règne pour s’inviter au plus profond de l’esprit de multiples générations d’Égyptiens et d’arabes, devenant un support sur lequel ces derniers projettent leurs rêves et leurs aspirations, leurs défaites mais aussi leurs déceptions.
L’historien égyptien Sherif Younis conclut sa tentative d’analyse de l’idéologie socialiste nassérienne en affirmant que les détracteurs de Nasser, au même titre que ses panégyristes, témoignent de l’omniprésence permanente du président dans la vie égyptienne.
Selon l’historien, Nasser est la personnification ultime de la notion de « sauveur », ce rêve si ancré dans l’imaginaire égyptien des années 50. Pourquoi, s’interroge-t-il, ceux qui ont conscience de la fausseté de ce concept sont-ils eux aussi incapables « de laisser Nasser dans sa tombe et de le dépasser » ?
L’absence de modèle politique alternatif
Shérif Younis estime que les Égyptiens n’ont pas encore produit un modèle politique alternatif capable de remplacer celui de Nasser, malgré les vicissitudes de la vie publique. Ceux qui ne croient plus au « héros individuel » sont libérés d’une grande illusion, mais ne parviennent toujours pas à combler le vide laissé par Nasser, le représentant suprême de ce modèle.
En d’autres termes, pour que les Égyptiens cessent d’invoquer Nasser, ses réussites et ses échecs, et puissent l’identifier à un passé lointain, un changement radical doit intervenir dans la manière dont ils se conçoivent vis-à-vis de leur réalité, de leur histoire et de leur État-nation – une transformation de leur imaginaire social.
« Je cherche dans mon livre à identifier l’espace exact que Nasser a occupé dans l’imaginaire égyptien, ses histoires, ses trajectoires, ses formes, ses particularités et ses vicissitudes. J’essaie de montrer que l’image de Nasser n’a pas suivi un parcours lisse, ininterrompu et singulier vers la gloire ou la disgrâce. Elle est plutôt passée par une multitude de jonctions et de tournants et a été produite par des discours concurrents, des opinions divergentes et des sensibilités contradictoires », poursuit Shérif Younis.
La vision largement positive de Nasser, empreinte d’un certain romantisme, qui a proliféré dans la littérature et le cinéma égyptiens au cours des deux dernières décennies, cache une histoire beaucoup plus complexe et plurielle, celle d’une ascension puis d’une chute.
En réalité, la survie de Nasser en tant que sujet de nostalgie pour de nombreux Égyptiens est en soi un signe de la position particulière dans laquelle il a été placé, compte tenu du coup de grâce qu’il a subi en 1967, suivi de l’intense campagne de « dénassérisation » lancée par son successeur.
Une contribution majeure de cet ouvrage réside dans la mise en évidence d’exemples par lesquels de nombreux Égyptiens séparent Nasser de son régime. Alors que ce dernier peut être considéré comme oppressif, injuste et même brutal, Nasser est souvent détaché de ses excès et donc déchargé, avec l’idée selon laquelle il ignorait ou désapprouvait nécessairement ces mesures.
Le temps du désenchantement
La littérature et le cinéma égyptiens regorgent de personnages qui se réclament de Nasser et l’invoquent contre son propre régime, encouragés par une certaine croyance en son exceptionnalisme.
L’un des effets notables de cette tendance est que, même faisant partie des films relevant de la période de dénassérisation, Nasser lui-même n’était guère critiqué, et que son portrait de surcroît, n’apparaissait que rarement dans les pires scènes telles que les salles d’interrogatoire pour ne pas dire de torture.
Alors qu’au cours des quatre années qui ont précédé la guerre de Suez de 1956, les auteurs émettaient de timides critiques à l’encontre de Nasser tout en manifestant de l’inquiétude face aux mesures répressives qu’il initiait – tout en reconnaissant ses bonnes intentions et ses efforts sincères pour le bien du pays –, la période entre 1956 et 1967 fût fortement marquée par une glorification du personnage, devenu un symbole et un héros de l’indépendance, de l’anticolonialisme et de la justice sociale qui, s’il a présidé un régime qui a pu être entaché de torture, de corruption et de persécution, pouvait néanmoins être séparé de ces méfaits et revendiqué par le peuple.
Cette longue période de foi en Nasser marqua une interruption du fait de la naksa (« défaite ») de 1967, entraînant un clivage entre auteurs et cinéastes quant à la culpabilité de Nasser quant à cet échec.
S’en suivirent trois années de désenchantement à l’égard de Nasser, entrecoupées de traitements cinématographiques et littéraires allégoriques sévères à son égard, dont certains remettaient en question la séparation antérieure entre Nasser et le régime. Le point culminant en a été incontestablement le film Shey min el khouf (Un goût de peur) de Hussein Kamal, sorti en 1969.
Les représentations critiques de Nasser auront atteint leur apogée sous la présidence d’Anouar al Sadate (1970-1981), marquant des attaques systématiques à l’encontre de son héritage le cantonnant à des images de torture, de peur et d’oppression populaires.
Cette offensive ne poursuivait alors qu’un seul objectif : établir un contraste évident entre Nasser et Sadate, ayant pour conséquences de légitimer les changements radicaux initiés par ce dernier dans les orientations économiques, politiques et sociales de l’Égypte.
Toutefois une étude attentive de cette période démontre que ces représentations s’inscrivaient principalement dans les films, alors que la plupart des récits littéraires (à l’exception notable de Karnak Café de Naguib Mahfouz) se montraient plus silencieux à l’idée de réévaluer l’image de Nasser dans les années 1970. Tandis que la majorité des écrivains partageaient les orientations de classe de Nasser, ses idéaux de justice sociale et d’égalité, les films étant produits quant à eux en grande partie par le secteur privé, étaient orientés par leurs positions politiques et économiques vis-à-vis de Nasser.
Contrairement aux auteurs qui ont observé plutôt discrètement l’effondrement du projet nassérien sous Sadate, un nombre considérable de producteurs de films ont trouvé dans cette décennie une opportunité bénie de laisser libre cours à l’inimitié nourrie au fil du règne de Nasser, et de ses politiques socialistes.
La détérioration de la situation économique et sociale durement ressentie durant les dernières années de gouvernance de Sadate, qui a persisté tout au long du mandat d’Hosni Moubarak, a toutefois initié un retour d’une image positive de Nasser au début des années 1980, devenue dominante au cours des années suivantes jusqu’à aujourd’hui.
Le fait est que ce retour en grâce de Nasser a quasiment éliminé toute divergence née au cours de la décennie précédente entre écrivains et cinéastes, jusqu’à les unir dans l’invocation de Nasser face à une réalité en plein naufrage.
Ainsi, Nasser est devenu tantôt un martyr dans le Livre des illuminations (Kitab al-Tajalliyat) de Gamal Ghitany, tantôt un refuge pour la pauvre Zeinat dans Zeinat fi Janazat al-Ra’is de Salwa Bakr, tandis que de jeunes réalisateurs progressistes ont commencé à revisiter l’image cinématographique de Nasser en rejetant le traitement sensationnel de leurs prédécesseurs des années 1970.
La résurgence d’une vision nostalgique de Nasser au cours des deux dernières décennies nous en apprend davantage sur les circonstances entourant ce retour en grâce en Égypte que sur le président.
Le fait que de nombreux Égyptiens aspirent toujours aux mêmes idéaux, rêves et aspirations que ceux que Nasser s’était efforcé de concrétiser, montre bien que l’ère post-Nasser n’a été vécue qu’au niveau temporel en Égypte. La pauvreté, l’injustice sociale et l’hégémonie étrangère ont tellement imprégné le pays, qu’elles en sont devenues des composantes durables de la vie égyptienne.
Pire encore, les vagues d’extrémisme islamique, les affrontements sectaires et l’émigration de grands intellectuels, dont l’Égypte de Nasser était largement préservée, ne sont que quelques-uns des symptômes d’une réalité à marche forcée.
Aussi, la disparition prématurée de Nasser en 1970 a heurté une nation encore traumatisée par une défaite sans précédent et déshonorante de 1967, dont les images et les souvenirs ne cessent de hanter l’imaginaire égyptien.
Toujours légitime en 2011
Le récit de Ahdaf Soueif a été écrit près d’un an avant la révolution égyptienne de 2011.
La révolution en elle-même, si elle se poursuit encore aujourd’hui, est encore peu représentée dans les récits écrits ou visuels. Ahdaf Soueif (née en 1950) propose une analyse de cette situation dans un article au titre révélateur, « En temps de crise, la fiction doit s’effacer ». Publié en août 2012, l’article soutient que le temps n’est pas encore venu de produire un récit fictionnel mûr de la révolution.
Si les romanciers égyptiens « ont produit des textes empreints de critique, de dystopie, de cauchemar » avant la révolution, il semblerait qu’ils aient tous « renoncé – pour le moment – à la fiction ». La révolution de 2011 n’est pas encore « fictionnalisable » dans la mesure où « la vérité immédiate est trop flagrante pour permettre à une vérité plus subtile de prendre forme. Car il faut plus de temps pour traiter la réalité, pour la transformer en fiction », explique Ahdaf Soueif.
Une autre raison peut résider dans le fait que l’écriture d’un roman nécessite un temps de retrait du monde réel et de repli sur soi, loin des foules qui occupent la rue.
Et c’est là qu’Ahdaf Soueif, elle-même romancière de premier plan ayant également rejoint les rangs de la révolution, privilégie l’activisme politique à la production fictionnelle, ou le citoyen au romancier : « Vous, citoyens, devez être présents sur le terrain pour défiler, soutenir, discuter, initier, articuler. »
Bien que rédigé il y a plus de trois ans, le point de vue d’Ahdaf Soueif s’est en grande partie vérifié ; rares sont les figures littéraires majeures en Égypte qui ont produit une œuvre significative autour de la révolution de 2011 et de ses conséquences.
La présence de Nasser dans la révolution de 2011 est cependant abondamment établie. « J’ai commencé mon introduction par un événement réel qui témoigne de la présence continue de Nasser dans la vie des Égyptiens », poursuit Ahdaf Soueif.
Effectivement, parmi les images de la place Tahrir qui ont inondé le monde entier, il a été observé des groupes d’Égyptiens brandir des photos de Nasser, tandis que des témoignages en direct faisaient état de plusieurs stands à Tahrir diffusant ses discours et des chansons célèbres qui lui étaient dédiées.
Depuis 2011, trois phases majeures ont souligné la légitimité de Nasser dans les événements actuels en Égypte. La première phase a donné lieu à de vifs débats concernant la position de Nasser au regard de la révolution de 2011.
La principale question qui a dominé ces débats étant de savoir si la révolution de 2011 signifiait une rupture avec les trois décennies de Moubarak, avec l’Égypte de Sadate ou bien avec l’ensemble du régime de juillet 1952 – autrement dit, si les révolutionnaires égyptiens contemporains suivaient ou non le chemin de Nasser.
La journaliste égyptienne Nagla’ Bidir a par exemple formulé une mise en garde, à l’époque où l’Égypte était dirigée par le Conseil suprême des forces armées (CSFA), contre le fait d’homogénéiser l’armée égyptienne et de la percevoir comme une entité unique depuis Nasser, soutenant que ce dernier ne faisait pas partie du « régime militaire » contre lequel les révolutionnaires protestaient.
Le cinéaste égyptien Khalid Youssef a supposé quant à lui que l’image positive de Nasser prendrait un nouvel élan dans le cinéma égyptien après la révolution, tandis que les romanciers Sonallah Ibrahim, Ibrahim Abdel Meguid et Gamal Ghitany ont unanimement déclaré que la révolution était un événement majeur contre le Nizam Yulyu (le « régime de juillet »). Une exposition inaugurée quelques jours avant le premier anniversaire de Nasser d’après la révolution a par ailleurs suscité beaucoup d’attention et mis en évidence un clivage au sein de l’opinion publique à l’égard de la mémoire de l’ancien président. L’exposition intitulée Nasser, le rêve, dont le vernissage s’est déroulé en présence de la famille de celui-ci, présentait des tableaux anciens et récents, dont certains avaient été réalisés après la révolution de 2011, mais qui révélaient tous « le bon côté du tableau », comme le stipulait le titre d’une critique.
Publiée dans l’hebdomadaire al-Ahram, la critique reprochait aux organisateurs d’avoir tenté de lier Nasser à la révolution de 2011, soulevant la question suivante :
« Si Nasser doit être le symbole des rêves de justice, de liberté et d’égalité en Egypte, riches comme pauvres, alors pourquoi diable subissons-nous encore l’injustice et un manque de liberté au sein de la société égyptienne ? Et si les principes de la révolution de 1952 n’ont pas survécu, alors pourquoi célébrons-nous encore le rêve ? Un rêve qui, en d’autres termes, s’est avéré être un cauchemar ».
De la même manière, Nasser figure dans deux des premières réponses littéraires à la révolution de 2011. Le titre Mi’at Khatwa min al-Thawra (À cent pas de la révolution), écrit à la manière de Gabriel Garcia Marquez, introduit un journal intime qui adopte une position ambivalente vis-à-vis de la relation entre Nasser et les révolutionnaires de Tahrir.
L’écrivain, qui relate ses observations personnelles des dix-huit jours de protestations qui ont entraîné la chute du président Moubarak, oscille entre la description des masses à Tahrir qui « crient les blessures causées à leur dignité par trente années de règne du dictateur », et une annonce sans équivoque : « Le régime de la révolution de juillet a 62 ans […] Cette révolution est une rupture totale avec celui-ci ».
La comparaison entre le discours de démission de Nasser au lendemain de la défaite de 1967 et le deuxième discours de Moubarak le 1er février 2011, sous la forme d’une conversation entre une mère et son fils Khalid dans le roman 7 Ayyam fi al-Tahrir (Sept jours à Tahrir) de Hisham al-Khishin, est bien plus lourde de sens.
Connu pour son impact émotionnel puissant sur un grand nombre d’Égyptiens pendant la révolution – qui a créé une scission entre ceux qui croyaient aux concessions et aux promesses de Moubarak et ceux qui n’y croyaient pas –, le discours a convaincu Khalid et ses amis de quitter Tahrir et d’accorder à Moubarak le sursis qu’il demandait.
La mère de Khalid rappelle toutefois à son fils qu’elle y voit une manipulation des Égyptiens similaire à celle pratiquée par Nasser, établissant ainsi une continuité entre les deux présidents :
« Ton enthousiasme, Khalid, me rappelle l’époque où Nasser a démissionné. Un seul discours a fait que ces braves gens ont rempli les rues pour supplier celui qui les a menés à la défaite et au déshonneur de rester. Tous les dirigeants égyptiens comprennent l’émotivité des Égyptiens et cherchent à l’exploiter pour servir leurs intérêts ».
Un nouveau Nasser : Sabahi ou Sissi ?
La deuxième phase a coïncidé avec l’ascension fulgurante de Hamdine Sabahi, qui a indéniablement relancé les questions relatives à la place du leader charismatique dans l’Égypte de l’après 2011. Nassériste de la première heure, Sabahi l’outsider de l’élection présidentielle égyptienne de 2012, conquiert une étonnante troisième place, à quelques points seulement du vainqueur des Frères Musulmans Mohamed Morsi, et du Premier ministre de l’ère Moubarak Ahmed Chafik.
Décrit par de nombreux observateurs comme pur produit de l’école nassérienne, Sabahi n’a pas caché ses ambitions politiques, s’appuyant sur l’attrait de son héros auprès des masses. Il a cependant cherché à maintenir une vision plus personnelle de l’exercice de la fonction, essayant d’éviter ce qu’il percevait comme les écueils de Nasser : « Je maintiendrais les principes de Nasser en matière de justice sociale tout en prônant un système complètement démocratique qui définit et limite clairement le rôle du président, ce que Nasser n’a pas fait. »
La vague de popularité de Sabahi ne peut s’expliquer par l’unique désir des Égyptiens d’un leader semblable à Nasser – la crainte d’un retour à l’ancien régime et au pouvoir des Frères musulmans a certainement influencé de nombreux électeurs à envisager une troisième voie. Pourtant, sa présence a servi de mémoire sinon d’une préfiguration, de l’image de Nasser et de son attrait incessant parmi les Égyptiens de la classe moyenne.
La légitimité de Nasser dans l’histoire du pays assortie du pouvoir de son image, sont toutefois on ne peut plus perceptibles à travers l’arrivée au pouvoir de l’ancien ministre de la Défense, Abdel Fattah al Sissi.
La nouvelle omniprésence de l’armée égyptienne dans la sphère politique après des jours de manifestations massives contre le président Morsi, est un épisode très connu. Le 3 juillet 2013, Abdel Fattah al-Sissi, alors chef de l’armée, a chassé l’islamisme du pouvoir. Un événement contesté et décrit soit comme un coup d’État, soit comme une seconde révolution.
Près d’un an plus tard, Abdel Fattah al-Sissi a changé son cap initial de ne pas briguer la présidence en remportant sans surprise l’élection présidentielle contre nul autre que Sabahi. Mais cette fois avec une marge bien plus importante et un score époustouflant, soit 96,91 % des suffrages. Avec l’émergence d’Abdel Fattah al-Sissi et la naissance de ce que Juan Cole décrit comme la « Sissi mania », l’idéal Nassérien a refait surface dans le quotidien des égyptiens, d’une manière jamais observée au cours de la dernière décennie.
Les chaînes d’information du monde entier auront diffusé des images de milliers d’Égyptiens brandissant des affiches arborant à la fois les figures de Nasser et Sissi. Les principaux intellectuels du pays, tels que Sonallah Ibrahim ou bien encore Gamal Ghitany, feront l’éloge de Sissi en le plaçant dans le prolongement et digne héritier de Nasser. Abdel Fattah al-Sissi lui-même, à différents moments et au travers diverses interviews, tirera parti de cette flatteuse comparaison.
Ce récent reflet miroir des deux personnages, bien qu’inachevé dans la réalité, contraint néanmoins à se pencher sur les perspectives quant à la place de Nasser dans l’imaginaire égyptien. La résurrection flagrante de l’image de Nasser ainsi que son héritage au cours des deux dernières années, en dit plus sur l’espoir des Égyptiens que sur Sissi lui-même.
Jusqu’à son intervention en juillet 2013, Abdel Fattah al-Sissi était quasiment inconnu des Égyptiens de la rue. Son portrait aux côtés de celui de Nasser après son accession au pouvoir, traduit plus que probablement le désir des Égyptiens d’une figure semblable à celle de Nasser transcendant les foules et fondant l’espoir de solutions aux nombreuses difficultés qui les submergent. Comme décrit précédemment, les premiers mois qui ont suivi la révolution de 2011 avaient poussé les Égyptiens à transcender le désir d’un leader charismatique, façonnant un nouveau contrat social et laissant à l’armée un rôle très limité dans la vie publique.
La « Sissi mania » en revanche, a apporté une réponse plus définitive au rêve. Peu importe l’orchestration par les médias officiels et les politiques égyptiens, il demeure indéniable que la comparaison Sissi-Nasser a fait vibrer la corde nostalgique populaire.
En outre, la manière dont les médias officiels égyptiens, les hommes d’affaires et l’entourage d’Abdel Fattah al-Sissi se sont revendiqué et approprié l’image de Nasser, est révélatrice. Constitué en grande partie de personnalités dont les orientations sociales, politiques et économiques allaient plutôt à contre-courant de celles de Nasser à l’époque, ce segment influent de la société égyptienne était néanmoins capable de sélectionner des aspects précis de ce dernier qui leur permettaient de présenter Abdel Fattah al-Sissi comme son véritable héritier. Le plus important étant sans aucun doute le fait que les deux hommes aient tenu en échec les Frères musulmans.
Comme l’ont relevé de nombreux observateurs en doux paradoxe, « la classe supérieure et la classe moyenne supérieure qui considèrent actuellement Abdel Fattah al-Sissi comme le nouveau Nasser et le présagent comme tel, ne toléreront pas que les politiques sociales et économiques de Nasser soient à nouveau appliquées en Égypte ».
Enfin, rappelons-nous que déjà l’élection présidentielle de 2014 en Égypte avait été une nouvelle manifestation de la légitimité de Nasser dans l’Égypte d’aujourd’hui et l’apogée de l’invocation de ce dernier comme moyen d’attirer les Égyptiens ordinaires.
Si les deux candidats de l’époque avaient puisé dans l’image de Nasser et de son héritage un moyen de légitimer leurs projets, soutenus bien que de manière disproportionnée par des légions de médias et de personnalités, tous deux avaient opté pour le Nasser qui correspondait le mieux à leurs intérêts. Finalement, c’est l’ennemi puissant et virulent des Frères musulmans, le Nasser incarné par Abdel Fattah al-Sissi, qui a triomphé de la version socialiste de Nasser prônée par Sabahi.
Ainsi, Yasir Abu Hilala alors directeur général d’Al Jazeera, a établi dans une tribune publiée en 2014 sa liste des neuf différences entre Nasser et Sissi, soutenant que le seul point commun entre les deux hommes était l’uniforme militaire.
Le spectre de Nasser depuis 2013 atteste de la puissance de son image et de sa capacité à hanter l’imaginaire égyptien à un moment aussi crucial de l’histoire égyptienne.
La question de savoir si le bilan final d’Abdel Fattah al-Sissi aura un impact sur le souvenir que les Égyptiens garderont de Nasser, laisse le champ libre à toutes sortes de spéculations. Si les échecs du raïs égyptien à l’aube de son troisième mandat, peuvent amener les Égyptiens ordinaires à abandonner la notion du sauveur et à la dissocier de leurs aspirations à un avenir meilleur, ils pourraient néanmoins renforcer l’exceptionnalité de Nasser et l’élever ainsi à un rang inégalé que ni Abdel Fattah al-Sissi, ni aucune autre figure politique n’a pu atteindre.
Cela prouverait une fois de plus que dans l’esprit de nombreux Égyptiens, Nasser n’est pas seulement un personnage historique – un dirigeant qui a régné sur l’Égypte à une certaine époque de leur passé lointain, marquée par des réussites et de nombreuses chutes –, mais aussi une notion synonyme de justice sociale, de dignité et d’égalité. Le rêve nassérien finira-t-il par s’éteindre en Égypte ? Peut-être. Mais en attendant, l’homme fort des années 50 demeure toujours aujourd’hui une composante essentielle de l’imaginaire égyptien.
Ce texte contient des extraits de « Nasser in the Egyptian Imaginary » (2016) d’Omar Khalifah, avec l’autorisation de l’auteur.