
L’Union européenne a pris une décision historique: accélérer l’interdiction totale des importations de gaz russe, qu’il s’agisse du gaz acheminé par pipeline ou du gaz naturel liquéfié (GNL). À Bruxelles, on présente cette mesure comme la «fin de la dépendance énergétique à l’égard de la Russie», tandis que les partisans d’une ligne dure y voient un coup direct porté à la puissance financière et géopolitique du Kremlin.
Mais si les déclarations politiques sont fortes, l’impact économique réel pourrait être beaucoup plus nuancé. Les effets de cette interdiction pourraient aller d’un choc sévère à un geste essentiellement symbolique. Pendant des décennies, l’Europe a été le principal marché du gaz russe. À son apogée, Gazprom réalisait plus d’un tiers de ses revenus en devises grâce aux clients européens, et les livraisons de gaz constituaient l’un des leviers politiques essentiels du Kremlin sur le continent.
Après l’invasion de l’Ukraine, la relation énergétique a été profondément bouleversée. Entre réductions de flux, pressions politiques et crises artificiellement provoquées, Moscou a démontré à plusieurs reprises sa volonté d’utiliser l’énergie comme instrument de coercition. L’engagement de l’UE à éliminer totalement le gaz russe d’ici 2027 est la réponse directe à cette stratégie.
Moscou perdrait jusqu’à la moitié de ses revenus gaziers d’avant-guerre.
La Commission européenne insiste sur le fait que l’interdiction n’est pas seulement économique: c’est avant tout une mesure de sécurité. Elle vise à neutraliser une fois pour toutes l’utilisation du gaz comme outil de chantage politique. Mais la question clé demeure: cette interdiction peut-elle réellement affaiblir Moscou?
Dans le scénario le plus strict – où l’UE applique l’interdiction sans aucune exception et où l’Asie est incapable d’absorber le surplus de gaz russe – Moscou perdrait jusqu’à la moitié de ses revenus gaziers d’avant-guerre. Une telle évolution suppose l’application totale de l’interdiction sans prolongations pour les États membres, notamment la Hongrie et la Slovaquie. Cela dépend aussi de la capacité de l’UE à diversifier complètement ses importations grâce aux États-Unis, au Qatar, à la Norvège et aux pays africains. Autre condition, que la Russie n’ait pas la capacité matérielle et technique de rediriger rapidement son gaz vers la Chine et l’Asie du Sud-Est. Le déploiement d’une flotte de bateaux fantômes par la Russie lui a permis d’échapper en partie aux sanctions, bien que certains tankers aient été détruits par l’Ukraine ou arraisonnés.
Si ces conditions étaient remplies, les pertes pour le Kremlin seraient considérables: le budget ne recevrait pas des milliards de dollars provenant de ses exportations de gaz, et l’influence politique fondée sur le chantage à l’énergie disparaîtrait presque entièrement. L’interdiction européenne, combinée à la baisse de la demande intérieure de l’UE pourrait briser le système sur lequel la Russie s’est appuyée pendant des décennies. Mais ce scénario n’est pas le plus probable.
D’autres éléments pourraient en effet atténuer l’effet de l’interdiction. La Hongrie menace déjà de contester juridiquement la décision. Même des exemptions limitées pourraient permettre à la Russie de conserver une part de ses exportations. La Chine et l’Inde augmentent pour leur part leurs importations de GNL russe. Si Pékin signe des contrats à long terme, la Russie amortira une partie du choc.
Certains distributeurs européens achètent du GNL en provenance de Russie mais reconditionné ou mélangé, compliquant le contrôle réel de l’origine. En cas de pénurie de GNL, la pression économique pourrait pousser certains acteurs européens à s’opposer à une application trop stricte. Dans ce cas, la Russie pourrait ne perdre quʼune part négligeable de ses revenus — un impact sensible mais loin d’être décisif.
Un retour à l’ancien modèle est désormais impossible
Malgré les incertitudes, un élément est indiscutable: l’ère de la dépendance gazière européenne envers la Russie est terminée. Même si certaines quantités de gaz russe continueront à entrer sur le marché européen par des voies détournées, la stratégie de long terme de l’UE ne prévoit plus aucun rôle pour Moscou. Les investissements massifs dans les énergies renouvelables, les capacités GNL, l’hydrogène et les nouveaux corridors gaziers africains redessinent durablement le paysage énergétique européen.
En d’autres termes, un retour à l’ancien modèle est désormais impossible, même en cas de changement politique en Russie. L’interdiction du gaz russe par l’UE n’est pas seulement une décision économique ; c’est une rupture stratégique majeure.
La Russie perdra une partie de ses revenus et de son influence, mais l’ampleur du choc dépendra autant de la discipline européenne que de la capacité de Moscou à s’adapter. À court terme, le Kremlin subira un impact réel mais limité.
À moyen terme, tout se jouera entre la cohérence européenne et les tentatives russes de redéploiement vers l’Asie.
Une chose est claire: la géopolitique de l’énergie en Europe a basculé, et le gaz russe n’y retrouvera plus jamais la place qu’il occupait autrefois.