Par Océane Lucas, à Séoul
Alors que les démocraties sont remises en question dans le monde entier, et que la démocratie sud-coréenne se consolide dans un environnement régional tendu, le spectre de la désinformation numérique et des interférences étrangères fragilise l’intégrité du processus électoral et attise la méfiance envers les institutions. Dans les coulisses des élections, une guerre de l’ombre se joue sur les réseaux sociaux.
Une démocratie sous pression numérique
La Corée du Sud se trouve à l’intersection de multiples tensions : tout d’abord régionales avec les tension avec la Corée du Nord mais aussi avec le Japon autour des îles de Dokdo (nom coréen, connu sous le nom Takeshima au Japon et Rocher-Liancourt en France), mais aussi avec la Chine (impositions de sanctions économiques en 2017, tensions en Mer de Chine). Ces tensions sont particulièrement marquantes dans un climat de polarisation politique de plus en plus accentuée. La présidentielle de 2022 a mis en lumière les failles d’un système électoral de plus en plus vulnérable à la manipulation numérique. Des campagnes de désinformation massives, menées aussi bien par des acteurs étrangers que par des groupes internes, ont contribué à un climat délétère où la vérité devient malléable.
La cybersécurité : pilier d’une souveraineté numérique
Historiquement, la Corée du Sud a investi massivement dans la modernisation de son infrastructure numérique, notamment après les cyberattaques nord-coréennes de 2013 et 2016. Ces agressions ont contribué à une prise de conscience aiguë de la nécessité de protéger non seulement les données stratégiques, mais aussi l’espace civique numérique. Les agences sud-coréennes collaborent désormais étroitement avec des partenaires internationaux, tout en développant des capacités de surveillance et de réponse autonome.
Pourtant, cette militarisation de la cybersécurité ne va pas sans poser des questions sur les libertés individuelles et la transparence des autorités. Le contrôle accru des contenus sur les plateformes, au nom de la lutte contre la désinformation, suscite des inquiétudes parmi les défenseurs des droits numériques qui considèrent ces lois comme dangereuses pour la liberté d’expression.
Interférences étrangères et recomposition des alliances
Les soupçons d’ingérences chinoises lors des campagnes électorales récentes ont accentué le sentiment de vulnérabilité : c’est notamment au travers d’une enquête du professeur Yun Min-woo qu’un vaste réseau de bots et de compte dormants chinois ont été découverts sur la plateforme Naver. Certains comptes, existants depuis 2017, ont pendant les dernières élections envoyé de nombreux messages négatifs à l’encontre du candidat Yoon Suk-yeol durant les périodes pré-électorales, tout en partageant de fausses informations. Ces intrusions visent non seulement à influencer les résultats, mais aussi à affaiblir la confiance populaire dans les institutions démocratiques. Dans ce contexte, les États-Unis, allié stratégique de Séoul, jouent un rôle clé dans le renforcement des mécanismes de cybersécurité. Cependant, cette dépendance alimente également un débat interne sur l’autonomie stratégique du pays, d’autant plus remise en cause avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump : celui-ci a fait placer la Corée du Sud sur la liste des “pays sensibles”.
Les réseaux sociaux : catalyseurs de polarisation
Outils de mobilisation, mais aussi vecteurs de division, les réseaux sociaux ont pris une place centrale dans le débat public sud-coréen, avec plus de 90% des sud-coréens reconnaissant être sur les réseaux sociaux. Durant les élections, des campagnes coordonnées, souvent anonymes, ont propagé de fausses informations ciblant des candidats ou des communautés. L’algorithme joue ici un rôle ambivalent : il amplifie les clivages plutôt qu’il ne les apaise.
Face à cette réalité, le gouvernement sud-coréen a mis en place des dispositifs de vérification de l’information et de modération des contenus, mais leur efficacité reste limitée sans une coopération renforcée avec les géants technologiques, souvent peu enclins à agir rapidement.
Dans ce monde où la frontière entre guerre et paix devient floue, la bataille pour la vérité et l’intégrité de l’information s’impose comme un défi fondamental pour toute démocratie. La Corée du Sud, par sa position stratégique et sa vulnérabilité numérique, illustre mieux que tout autre cette lutte contemporaine.