Enfants sans port d’attache : les défis juridiques des naissances en Mer Méditerranée

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By OGG

Observatoire Géostratégique de Genève
Dina Stéphanie RANAIVOSOA
Stagiaire analyste géopolitique


Introduction


Les migrations répétées en Méditerranée exposent certaines populations à une précarité extrême, en particulier les femmes sur le point d’accoucher et les jeunes enfants. L’un des phénomènes les plus alarmants demeure la naissance d’enfants, à bord de navires de sauvetage, dans des camps improvisés ou durant des traversées maritimes périlleuses. Ces naissances interviennent en dehors de tout cadre administratif formel, privant ainsi les nouveau-nés d’un enregistrement officiel, d’une nationalité reconnue et d’un accès immédiat à leurs droits fondamentaux. Une telle situation pose un défi majeur au regard du droit international, en particulier quant à la garantie de leur protection juridique, dès leur venue au monde. Le présent article se propose d’analyser les implications juridiques et humaines de ces naissances en situation de transit, en identifiant les lacunes normatives existantes et en explorant les leviers d’action que le droit international peut mobiliser pour y répondre.
I. Naître « en transit » : contexte et réalités

Le phénomène des naissances sur les routes migratoires résulte directement de la persistance de crises prolongées au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie du Sud, ainsi que de la fermeture progressive des voies migratoires légales vers l’Europe. Confrontées à des conflits armés, des persécutions ou une pauvreté extrême, de nombreuses femmes enceintes se voient contraintes d’entreprendre, dans l’urgence, des traversées périlleuses de la Méditerranée, dans l’espoir d’un avenir plus sûr pour elles-mêmes et leurs enfants. Ainsi, plusieurs centaines d’enfants naissent chaque année durant ces traversées. Selon les données du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), les enfants représentent 16,7 % des 69 599 réfugiés et migrants ayant emprunté la route migratoire de la Méditerranée centrale depuis janvier 2023, soit environ 11 600 enfants.

Les naissances à bord de navires de sauvetage – tels que ceux affrétés par des organisations humanitaires comme SOS Méditerranée ou Médecins Sans Frontières – soulèvent des enjeux logistiques et médicaux considérables. L’absence d’équipements médicaux adaptés, la dégradation des conditions sanitaires, ainsi que l’impossibilité d’assurer un suivi néonatal adéquat constituent des risques majeurs pour la santé des mères et des nouveau-nés. À terre également, dans des camps tels que Moria (Grèce) ou Zarzis (Tunisie), les infrastructures demeurent largement insuffisantes pour garantir des accouchements en toute sécurité.


II. Le naufrage du droit international : risque d’apatridie et invisibilité

Au-delà des enjeux humanitaires immédiats, les naissances en mer soulèvent d’importantes interrogations juridiques. À quel État rattacher un enfant né en haute mer, en dehors de toute souveraineté territoriale ? Quel régime de nationalité lui est applicable lorsqu’il vient au monde à bord d’un navire affrété par une organisation non gouvernementale battant pavillon d’un État tiers ?

Deux principes fondamentaux régissent traditionnellement l’attribution de la nationalité : le jus soli, droit du sol et le jus sanguinis, droit du sang. Toutefois, en contexte maritime, l’application de ces principes se complexifie : conformément à la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (1982), un navire est juridiquement assimilé au territoire de l’État dont il bat pavillon. Ainsi, en théorie – et à titre d’exemple, un enfant né à bord d’un navire français pourrait être enregistré auprès des autorités françaises. En pratique, cette reconnaissance n’est ni automatique ni systématique, notamment dans le cas de missions de sauvetage humanitaire opérées par des ONG.

Par ailleurs, deux instruments juridiques internationaux encadrent de manière explicite les droits liés à la naissance et à la nationalité. La Convention relative aux droits de l’enfant (CDE, 1989), ratifiée par la quasi-totalité des États membres de l’ONU, affirme dans son article 7 le droit de tout enfant à être enregistré dès sa naissance, à avoir un nom, une nationalité, et, dans la mesure du possible, à connaître ses parents et à être élevé par eux . De même, la Convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie impose aux États signataires de prévenir l’apatridie . En effet, au-delà des droits individuels, l’absence de mécanismes d’enregistrement efficaces compromet aussi les efforts de protection internationale et l’application de mesures de regroupement familial, de tutelle légale, ou même d’asile.

III. Étude des sauvetages miraculeux : entre miracle humanitaire et faillite géopolitique


En l’absence de données globales précises, les rares témoignages disponibles permettent d’estimer qu’au moins 36 enfants sont nés à bord de navires humanitaires en Méditerranée en 2018, dont 6 à bord de l’Aquarius, navire appartenant à SOS Méditerranée et Médecins Sans Frontières .


Plus récemment, le 17 août 2024, un groupe de 36 réfugiés afghans, dont un nourrisson de 50 jours prénommé Ionas, a été secouru sur l’île grecque de Tilos, après trois jours passés dans des conditions extrêmes. Faute de ressources, ses parents avaient été contraints d’utiliser de l’eau de mer pour tenter de le nourrir. Ce drame, relayé par des médias internationaux tels que Le Monde et The Guardian, a profondément ému l’opinion publique et suscité une vague d’indignation au sein de la société civile. Plusieurs organisations humanitaires ont dénoncé l’inaction persistante des autorités européennes face aux souffrances des migrants les plus vulnérables.


Face à cette pression médiatique, certains États, comme l’Allemagne et les Pays-Bas, ont annoncé un renforcement temporaire de leur aide humanitaire en Méditerranée. Néanmoins, aucune politique européenne commune n’a émergé pour encadrer juridiquement et humanitairement ces naissances en mer ou sur les routes migratoires. Ce déficit de coordination institutionnelle met en lumière la fragmentation persistante de l’Union européenne en matière de gouvernance migratoire. Tandis que les pays de première entrée, tels que la Grèce ou l’Italie, plaident pour une solidarité renforcée ; d’autres, notamment la Hongrie ou la Pologne , continuent de privilégier des approches strictement sécuritaires et unilatérales. Cette hétérogénéité des réponses nationales contribue au maintien de véritables « zones grises » juridiques dans lesquelles les droits fondamentaux des enfants nés en transit ne sont pas pleinement garantis.


Ainsi, l’adoption du Pacte sur la migration et l’asile par l’Union européenne en 2024 n’a pas suffi à instaurer une approche commune en matière de protection des enfants nés en migration. Les désaccords persistants entre États membres, notamment sur le partage des responsabilités d’accueil, continuent de freiner toute avancée concrète. Dans les pays de départ ou de transit comme la Libye et la Tunisie, les conditions d’accueil des migrants demeurent alarmantes, avec des cas documentés de violences, d’exclusions des soins et de détentions arbitraires. Dans ce contexte, les enfants restent largement en marge des cadres de protection existants, malgré la prolifération d’initiatives nationales ou régionales. Il apparaît ainsi indispensable d’analyser comment le droit international peut être mobilisé, renforcé ou adapté afin de garantir à ces enfants une reconnaissance et une protection dès leur naissance.


IV. Les réponses du droit international : état des outils et perspectives
Plusieurs instruments juridiques internationaux – telles que les trois conventions susmentionnées – devraient, en théorie, offrir des bases solides pour remédier à cette situation. Cependant, leur effectivité demeure inégale, en particulier lorsque les naissances surviennent dans des contextes atypiques où l’encadrement administratif est souvent inexistant ou défaillant. Des pistes de solutions existent. Trois d’entre elles seront ici mises en lumière à titre d’illustration :


1) Intégrer la question des naissances en migration dans l’agenda des conférences internationales
Le premier constat est l’absence notable de cette thématique des grandes conférences sur les migrations ou les droits de l’enfant. Pourtant, son inscription explicite à l’ordre du jour d’instances comme le Forum mondial sur la migration et le développement (GFMD), les Conférences internationales sur la population (UNFPA) ou les Sommets des Nations unies sur les réfugiés et les migrants pourrait initier une reconnaissance politique et opérationnelle du problème.


2) Renforcer le mandat des agences onusiennes sur les questions d’état civil en contexte migratoire
Un élargissement formel du mandat de l’UNHCR ou de l’UNICEF, incluant la coordination de l’enregistrement des naissances en contexte migratoire, constituerait une réponse concrète au vide actuel entre action humanitaire et reconnaissance administrative. Une telle évolution nécessiterait des ressources dédiées, des partenariats renforcés avec les États, ainsi qu’une adaptation des cadres juridiques régissant leurs interventions.


3) Formaliser les protocoles ONG/États pour la déclaration des naissances en mer
Enfin, une coopération renforcée entre les États, les organisations internationales et les ONG est indispensable pour éviter que ces enfants ne soient condamnés à une vie d’apatridie et de marginalisation. Celle-ci serait encadrée par des protocoles spécifiques, comme la déclaration des naissances sur les navires. Ces protocoles permettraient aux ONG de signaler les naissances de manière sécurisée, avec une reconnaissance légale a posteriori par les États.

Conclusion
Le cas des enfants nés en mer ou sur les routes migratoires constitue une figure emblématique des limites actuelles de la gouvernance mondiale en matière de migrations. Dans cette zone de non-droit, leur existence se heurte aux principes proclamés du droit international. Privés de reconnaissance juridique, de protection administrative et, parfois, de toute identité légale, ces enfants cristallisent une triple vulnérabilité : juridique, sociale et politique. Leur sort interroge – implicitement – la capacité de la communauté internationale à mettre en œuvre les engagements qu’elle proclame. La reconnaissance du droit à une identité légale dès la naissance ne saurait rester un principe abstrait ; elle appelle des réponses concertées, pérennes et intégrées dans les logiques géopolitiques actuelles. Faire du droit international un levier effectif de protection pour ces enfants, c’est affirmer que même dans le mouvement, même dans l’exil, la dignité humaine ne saurait être suspendue.

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