La diplomatie gazière de la Russie : histoire, méthodes et perte d’influence (Partie 1)

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By Victoria Gudzenko

PAR VICTORIA GUDZENKO

La Russie, l’un des plus grands pays exportateurs de gaz naturel, a utilisé ses ressources énergétiques comme un instrument de politique étrangère pendant des décennies. Pour le Kremlin, le gaz n’était pas seulement une marchandise, mais une arme stratégique pour atteindre des objectifs politiques.Cependant, ces dernières années, cet outil a perdu en efficacité, ce qui témoigne d’un changement du paysage géopolitique et d’un affaiblissement progressif de l’influence de la Russie sur la scène internationale.

L’histoire des guerres du gaz

La Russie a commencé à utiliser activement le gaz comme moyen de pression après l’effondrement de l’URSS, lorsque les anciennes républiques soviétiques et les pays d’Europe de l’Est ont entamé leur intégration à l’Union européenne et à l’OTAN. « Gazprom », monopole d’État, est devenu un acteur clé de cette stratégie.

Dès les années 1990, la Russie a exigé des prix de marché pour le gaz auprès des pays post-soviétiques, tandis que certains bénéficiaient de réductions en échange de leur loyauté politique. Elle a souvent interrompu les livraisons en invoquant des dettes qu’elle avait elle-même provoquées par des manipulations. En 1992, la Russie a par exemple réduit l’approvisionnement en gaz de la Lituanie pour la contraindre à rester dans sa sphère d’influence économique.

La société « Gazprom » a été créée en 1989 à la suite de la réorganisation du ministère de l’industrie gazière de l’URSS. Après une nouvelle restructuration en 1993, le gouvernement russe a partiellement privatisé ses actions (plus de 50 % restant sous contrôle de l’État). Aujourd’hui, Gazprom est la plus grande entreprise gazière du monde, contrôlant plus de 15 % des réserves mondiales de gaz naturel et l’utilisant comme un levier politique.

La Russie a intensifié ses guerres du gaz dans les années 2000 après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, faisant des ressources énergétiques un élément central de sa politique étrangère. C’est à cette époque que la construction de nouveaux gazoducs (Nord Stream) a commencé afin de contourner les pays de transit comme l’Ukraine, la Biélorussie et la Pologne. L’objectif était de renforcer le contrôle sur l’espace post-soviétique, d’exercer une pression sur les pays européens et de freiner le développement économique de ses adversaires grâce à l’utilisation du «robinet à gaz ».

L’Ukraine : un nœud de transit clé

Dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, la Russie a activement exploité ses propres gisements de gaz, notamment en Sibérie occidentale (Ourengoï, Iambourg). Au milieu des années 1970, elle était devenue le principal fournisseur de gaz naturel de l’URSS et de l’Europe. Cependant, en raison des capacités limitées de stockage sur son territoire, la Russie utilisait les installations de stockage ukrainiennes pour assurer l’approvisionnement et le transit.

Après l’effondrement de l’URSS en 1991, le système de transport de gaz ukrainien (GTS) et les installations de stockage souterraines sont passés sous le contrôle de l’Ukraine. La Russie, qui ne disposait pas encore d’une infrastructure suffisante pour le stockage et le transport du gaz sur son territoire, a continué à utiliser les installations ukrainiennes. L’Ukraine fournissait des services de stockage, mais la Russie ignorait souvent les compensations appropriées. Durant cette période, Moscou a «siphonné» le gaz des réservoirs ukrainiens sans compenser les pertes de manière adéquate, ce qui a créé des tensions entre les deux pays.

Dans les années 1990, la Russie a commencé à développer activement sa propre infrastructure de stockage et de transport du gaz afin de réduire sa dépendance à l’égard de l’Ukraine. De nouveaux réservoirs ont été construits et des gazoducs ont été mis en place pour contourner le territoire ukrainien (notamment le Blue Stream vers la Turquie). À la fin des années 1990, la Russie avait complètement intégré ses nouveaux réservoirs en Sibérie occidentale et exportait activement du gaz via le GTS ukrainien vers l’Europe. Malgré cela, le GTS ukrainien restait crucial, car les nouveaux gazoducs russes n’étaient pas encore capables d’assurer un volume d’exportation suffisant.

Dès le début des années 2000, les conflits gaziers entre la Russie et l’Ukraine se sont intensifiés. Moscou a accusé Kiev de «vol de gaz de transit», tandis que l’Ukraine dénonçait un manque de compensation pour les services de transit. La Russie a utilisé ces accusations pour justifier la construction de gazoducs de contournement tels que Nord Stream et South Stream.

Aux premiers stades du développement de l’infrastructure gazière, la Russie dépendait des stockages souterrains de gaz et du réseau de transport de gaz de l’Ukraine. Ce n’est qu’avec le temps, après avoir construit sa propre infrastructure, que la Russie a pu réduire cette dépendance. Cependant, l’utilisation des stockages et des gazoducs ukrainiens par le passé a été une étape importante dans l’établissement des exportations de gaz russes.

Les guerres du gaz de 2006 et 2009

Le premier exemple marquant de l’utilisation du gaz comme arme s’est produit en 2006, lorsque la Russie a temporairement interrompu l’approvisionnement en gaz de l’Ukraine, accusant Kiev de «prélèvement non autorisé de gaz naturel». Le problème était avant tout politique: après la Révolution orange de 2004, l’Ukraine s’était orientée vers une intégration avec l’UE et  à l’OTAN, ce qui allait à l’encontre des intérêts du Kremlin. La réduction des livraisons a affecté non seulement l’Ukraine, mais aussi les pays européens dépendant du transit ukrainien. La Hongrie, la Slovaquie, la Pologne et la République tchèque ont constaté une baisse de 30 à 40 % des volumes de gaz reçus. Le conflit a éclaté en hiver, lorsque la demande en gaz était particulièrement élevée.

La guerre du gaz de 2009 a été encore plus grave. La Russie a de nouveau suspendu les livraisons de gaz à l’Ukraine pendant trois semaines, en raison d’un désaccord sur les conditions d’approvisionnement et de transit vers l’Europe. Un nouvel accord a été signé, instaurant une formule de tarification basée sur les prix européens du marché. Ce conflit a eu des conséquences majeures pour l’Europe, qui s’est retrouvée sans gaz en plein hiver. La Bulgarie, totalement dépendante du gaz russe transitant par l’Ukraine, a subi un effondrement énergétique: des usines ont fermé, le chauffage a été coupé. En Slovaquie, le gouvernement a déclaré l’état d’urgence, et certaines entreprises ont dû réduire ou stopper leur production.

La Hongrie, fortement dépendante du gaz russe, ainsi que la République tchèque et l’Autriche, ont aussi subi des réductions d’approvisionnement. Certaines régions des Balkans se sont retrouvées sans chauffage. Face à cette crise, l’UE a intensifié ses efforts pour diversifier ses sources et routes d’approvisionnement en gaz. L’Union européenne a investi dans de nouveaux projets d’infrastructure (Nord Stream, South Stream) et dans le stockage stratégique de gaz. La réputation de la Russie en tant que fournisseur fiable a été sérieusement affectée.

La perte d’influence de la Russie

Après l’annexion de la Crimée et le début de la guerre dans le Donbass, la Russie a poursuivi son chantage gazier, non seulement contre l’Ukraine (qui, depuis 2015, ne rachète plus directement de gaz russe, le remplaçant par des flux inversés en provenance de l’UE), mais aussi contre l’Europe. La hausse des prix, la politique de remises pour les pays loyaux et la construction de nouveaux gazoducs (Nord Stream 2) faisaient partie d’une stratégie visant à renforcer la dépendance énergétique de l’Europe à l’égard de la Russie.

En ce qui concerne l’Ukraine, la Russie a dû modifier ses méthodes de pression. Gazprom a tenté de contraindre Kiev par le biais des tribunaux internationaux, exigeant le respect des contrats de 2009. Toutefois, en 2018, l’arbitrage de Stockholm a tranché en faveur de l’Ukraine, obligeant Gazprom à verser 2,9 milliards de dollars à Naftogaz (la principale compagnie énergétique d’Ukraine). Ce jugement a porté un coup sérieux à la stratégie de chantage de la Russie, qui menaçait de couper totalement le transit via l’Ukraine après l’expiration du contrat en 2019. Le lancement de Nord Stream 2 était censé priver l’Ukraine des 3 milliards de dollars annuels de revenus liés au transit et créer un vide énergétique.

La Biélorussie : un allié sous pression

La Russie a plusieurs fois restreint les livraisons de gaz afin de contraindre la Biélorussie à faire des concessions politiques, notamment en matière d’intégration dans l’«État de l’Union» (une entité supranationale créée par la Russie et la Biélorussie sur la base du traité de 1999). En 2004, Gazprom a réduit ses livraisons de gaz à la Biélorussie pour l’obliger à accepter des conditions de marché, alors que le pays bénéficiait jusque-là de tarifs préférentiels. Par la suite, en 2007, à la suite d’une nouvelle crise, la Biélorussie a vendu 50 % de Beltransgaz (l’entreprise d’État biélorusse chargée du transport du gaz naturel) à la Russie, tandis que le prix du gaz a été partiellement revu à la hausse.

En 2010, la Biélorussie devait environ 200 millions de dollars à Gazprom en raison du non-respect des nouveaux accords tarifaires. En réponse, Gazprom a réduit ses livraisons de gaz de 60 %. La Biélorussie a alors menacé de bloquer le transit du gaz russe vers l’Europe. L’année 2011 a marqué la perte totale de Beltransgaz pour la Biélorussi : en novembre, Gazprom a racheté les 50 % restants pour 2,5 milliards de dollars supplémentaires, devenant ainsi propriétaire à part entière de l’entreprise, qui a été intégrée à la structure du monopole gazier russe.

Dans le cadre de la création de l’Union économique eurasiatique (UEEA), la Russie avait promis à la Biélorussie de maintenir des conditions préférentielles sur le gaz. Toutefois, les différends ont persisté. Minsk réclamait une harmonisation des prix avec ceux appliqués aux régions russes, mais Moscou refusait, arguant que l’UEEA n’impliquait pas de tarifs unifiés. La Biélorussie a alors accumulé une dette de 700 millions de dollars en refusant de payer le prix imposé par la Russie. Le conflit s’est soldé par un compromis : une réduction du prix du gaz en échange du remboursement de la dette par Minsk.

Le président biélorusse Alexandre Loukachenko a constamment affirmé que son pays méritait des tarifs préférentiels en tant que «nation sœur» et allié de la Russie. Il a utilisé son appartenance à «l’État de l’Union» pour justifier ses revendications, insistant sur le fait que l’économie biélorusse ne pouvait rivaliser à armes égales avec la Russie sans accès à des ressources énergétiques bon marché.

Après les manifestations en Biélorussie en 2020, la Russie a continué d’exploiter l’énergie comme un instrument de pression, soutenant le régime de Loukachenko en échange de nouvelles concessions politiques.

La Géorgie : le gaz comme instrument de punition

Après son indépendance en 1991, la Géorgie est restée totalement dépendante du gaz russe, fourni par Gazprom. Cette dépendance permettait au Kremlin d’exercer un contrôle sur la politique intérieure et extérieure du pays. Dans les années 1990, Moscou a maintenu artificiellement des prix bas, mais à partir des années 2000, elle a brutalement augmenté les tarifs et utilisé la dette énergétique comme moyen de pression sur le gouvernement géorgien. Par ailleurs, la plupart des infrastructures gazières du pays étaient sous contrôle russe.

La situation a changé après la Révolution des Roses en 2003, qui a porté au pouvoir le président pro-occidental Mikheïl Saakachvili. La Géorgie a alors entamé un virage vers l’intégration européenne et s’est mise en quête de sources alternatives d’approvisionnement en gaz. En janvier 2006, deux explosions ont endommagé un gazoduc en Russie, interrompant les livraisons de gaz vers la Géorgie en plein hiver. Moscou a officiellement attribué l’incident à un «attentat» commis par des saboteurs inconnus, tandis que Tbilissi y voyait un acte délibéré de chantage énergétique orchestré par la Russie.

Parallèlement, la Russie a fortement augmenté les prix du gaz pour la Géorgie. En 2005, le pays payait 63 dollars pour 1 000 m³. En 2006, le tarif est passé à 110 dollars, puis à 235 dollars – un prix plus élevé que celui appliqué à de nombreux pays européens. Cette crise a forcé la Géorgie à accélérer la diversification de ses sources d’énergie. Dès 2007, elle a commencé à importer du gaz d’Azerbaïdjan via le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum. En 2009, Gazprom a été définitivement évincé du marché géorgien. Aujourd’hui, l’Azerbaïdjan fournit près de 100 % du gaz consommé par la Géorgie, tandis que la Russie joue un rôle marginal.

Grâce à cette stratégie, la Géorgie est devenue le premier pays de l’espace post-soviétique à se libérer totalement de sa dépendance au gaz russe. Après la guerre russo-géorgienne de 2008, la situation s’est encore compliquée. La Russie a occupé l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, plaçant sous son contrôle les gazoducs traversant ces régions. Face à cette menace, la Géorgie a intensifié sa coopération énergétique avec l’Azerbaïdjan et la Turquie.

Moscou a tenté d’utiliser Gazprom pour regagner de l’influence, mais en vain. En 2017, même Gazprom a dû reconnaître sa défaite en Géorgie. Depuis, le pays n’achète plus de gaz russe, sauf en cas d’urgence et en quantités très limitées. Son principal fournisseur reste l’Azerbaïdjan, qui couvre plus de 90 % de ses besoins. La Géorgie joue désormais un rôle clé en tant que pays de transit : elle permet l’acheminement du gaz vers la Turquie et l’Europe, renforçant ainsi sa position stratégique dans la région.

Les guerres gazières de la Russie contre la Géorgie ont atteint leur apogée en 2006, lorsque Moscou a tenté de couper totalement l’approvisionnement du pays pour le contraindre à des concessions politiques. Cependant, grâce à sa coopération avec l’Azerbaïdjan et l’Occident, la Géorgie a su s’affranchir de sa dépendance au gaz russe et s’imposer comme un acteur énergétique clé dans la région.

La dépendance gazière de la Moldavie

Après l’effondrement de l’URSS, la Moldavie est restée presque entièrement dépendante du gaz russe. L’influence politique de la Russie a freiné ses tentatives de diversifier ses sources d’approvisionnement. De plus, l’absence de ressources énergétiques propres et les capacités limitées de diversification en raison d’une infrastructure faible plaçaient le pays dans une dépendance directe vis-à-vis de Moscou. L’ensemble des livraisons de gaz passait par la société « Gazprom » et sa filiale moldave, Moldovagaz.

La région séparatiste de Transnistrie, à l’est de la Moldavie, a joué un rôle particulier dans cette situation. La Russie y fournissait du gaz gratuitement, créant une situation où Chișinău devait en supporter le coût financier, tandis que Tiraspol (capitale de la Transnistrie) pouvait développer son économie grâce à ces ressources bon marché. Cette région ne paie plus son gaz depuis plus de 30 ans. En 2024, sa dette gazière dépasse les 7 à 8 milliards de dollars (selon différentes estimations). Moscou exige de Chișinău qu’il rembourse cette somme, bien que le gaz soit consommé par la République moldave transnistrienne (PMR), un État non reconnu. La Moldavie affirme officiellement qu’elle n’est pas responsable de cette dette et refuse de la reconnaître.

Cette situation offre au Kremlin un levier de pression: il peut manipuler la dette pour faire chanter Chișinău et exiger des concessions politiques. À l’automne 2021, le contrat gazier entre la Moldavie et « Gazprom » est arrivé à expiration. Moscou a immédiatement utilisé cette occasion pour exercer un chantage, exigeant des concessions politiques : suspendre l’intégration européenne, reconnaître la dette transnistrienne comme une dette moldave et signer un contrat à long terme sur des conditions défavorables. Face à l’urgence, la Moldavie a dû accepter un nouvel accord avec « Gazprom », mais la Russie a réduit volontairement les livraisons, forçant Chișinău à chercher du soutien auprès de l’Union européenne. Le gouvernement moldave a sollicité la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), obtenant un financement d’urgence pour acheter du gaz auprès d’autres fournisseurs.

Après l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, la situation s’est encore aggravée. Moscou a drastiquement réduit l’approvisionnement, obligeant la Moldavie à acheter du gaz cher auprès de l’UE. Le Kremlin a utilisé cette crise énergétique pour déstabiliser le gouvernement de Maia Sandu, tandis que la Transnistrie continuait de recevoir du gaz gratuit, maintenant ainsi sa production industrielle.

Ce n’est qu’à la fin de 2022 que Chișinău a réellement amorcé une rupture avec la dépendance russe, en achetant du gaz via la Roumanie et les marchés européens. Une infrastructure alternative a été développée, permettant d’importer du gaz depuis l’UE. Le gouvernement moldave a également intensifié ses investissements dans les énergies renouvelables et renforcé sa coopération avec Bruxelles pour moderniser son système énergétique. En 2023, la Moldavie a cessé complètement d’acheter du gaz russe pour la rive droite du Dniestr (zone sous contrôle de Chișinău). La Transnistrie, elle, continue de recevoir du gaz de « Gazprom », mais cela n’impacte plus la sécurité énergétique du reste du pays.

Pendant des années, Moscou a utilisé le gaz comme un instrument de pression sur la Moldavie, en la menaçant d’interruptions de livraison et en l’obligeant à assumer la dette transnistrienne. Cependant, après l’invasion de l’Ukraine, Chișinău a réussi à réduire significativement sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, à diversifier ses sources et à se rapprocher de l’indépendance énergétique.

Les tentatives du Kremlin d’utiliser le gaz comme moyen de chantage politique ont échoué : la Moldavie a bénéficié du soutien de l’UE et a pu diversifier ses approvisionnements. Un nouvel exemple de la perte d’efficacité de l’« arme énergétique ».

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