La diplomatie gazière de la Russie: histoire, méthodes et perte d’influence (partie 2)

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By Victoria Gudzenko

L’Union européenne : fracture autour du gaz

Après l’effondrement de l’URSS, la Russie est progressivement devenue le principal fournisseur de gaz de l’Union européenne. Pendant des décennies, les États européens considéraient cette coopération énergétique comme mutuellement bénéfique et économiquement rationnelle. Trois facteurs majeurs ont contribué à cette dépendance :le gaz russe était nettement moins cher que les alternatives, notamment le gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance des États-Unis ou du Qatar. Les gazoducs reliant la Russie à l’Europe permettaient des livraisons directes à grande échelle. Le Kremlin a longtemps convaincu les dirigeants européens de la « fiabilité » de son gaz, notamment en renforçant ses liens avec l’Allemagne.

Les principaux gazoducs assurant ces livraisons étaient Nord Stream 1(reliant directement la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique), Nord Stream 2 (un projet similaire, achevé mais jamais mis en service à cause des sanctions), Yamal-Europe (passant par la Biélorussie et la Pologne) et le réseau ukrainien – historiquement la principale route d’acheminement vers l’Europe.

Les premières manifestations de la pression gazière de la Russie se sont fait sentir dès 2006-2014. Bien avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, Moscou utilisait déjà le gaz comme un instrument politique. En 2006 et 2009, elle avait interrompu l’approvisionnement via l’Ukraine en raison de différends avec Kiev, affectant ainsi plusieurs pays européens. À partir de 2014, après l’annexion de la Crimée, la Russie a intensifié son utilisation du gaz comme moyen de chantage, cherchant à contraindre l’Europe à accepter la violation du droit international. Juste avant l’invasion de l’Ukraine en 2022, le Kremlin a délibérément réduit les livraisons de gaz à l’Europe, provoquant une flambée des prix de l’énergie. Cette stratégie faisait partie des préparatifs de l’agression, visant à affaiblir l’Europe et à influencer ses décisions en matière de sanctions.

Après le début de la guerre en 2022, la Russie a progressivement diminué ses exportations de gaz. Gazprom a réduit les livraisons via Nord Stream 1, invoquant des « raisons techniques ». L’approvisionnement via la Pologne (gazoduc Yamal-Europe) a été interrompu, et le transit via l’Ukraine a été réduit. En septembre 2022, des explosions sur les gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2 ont définitivement mis hors service ces routes d’approvisionnement.

Malgré les efforts du Kremlin, l’Europe a réussi à se réorienter rapidement vers des sources alternatives d’énergie et à réduire considérablement sa dépendance au gaz russe. La diversification des approvisionnements a été une priorité. La Norvège a augmenté ses exportations vers l’UE. Les importations de GNL (gaz naturel liquéfié) en provenance des États-Unis, du Qatar et d’autres pays ont fortement progressé. L’Azerbaïdjan et l’Algérie sont devenus des fournisseurs clés. Des terminaux GNL ont été construits en Allemagne, en Pologne et ailleurs, permettant l’importation de gaz liquéfié.

Parallèlement, Gazprom a été frappé par des sanctions. En 2022, l’UE a imposé des restrictions sur les importations de gaz russe et a introduit un plafonnement des prix. L’Europe a également accéléré son virage vers les énergies renouvelables. Le chantage au gaz n’a finalement pas aidé le Kremlin. Au contraire, il lui a porté un coup sévère. La Russie a perdu son principal client, ce qui a réduit les revenus de Gazprom. Les sanctions et la limitation des prix ont encore diminué les recettes de Moscou liées aux exportations de gaz. La Chine et la Turquie, bien que des acheteurs importants, ne peuvent pas compenser la perte du marché européen.

Les guerres du gaz menées par la Russie contre l’Europe visaient à affaiblir l’UE, mais elles ont fini par se retourner contre le Kremlin. L’Europe a réduit sa dépendance au gaz russe, tandis que Moscou a perdu des marchés clés et des revenus considérables. Aujourd’hui, le gaz russe n’est plus une « arme » et le chantage énergétique de Moscou a échoué.

Toutefois, certains pays de l’UE n’excluent pas un éventuel retour du gaz russe dans le cadre d’un accord de paix pour mettre fin à la guerre, selon le “Financial Times”. L’idée est soutenue par l’Allemagne, la Hongrie et quelques autres États, qui considèrent qu’une reprise des importations pourrait stabiliser le marché énergétique et réduire la pression sur les prix.

Cependant, de nombreux pays s’y opposent catégoriquement, arguant que cela affaiblirait les sanctions contre la Russie et renforcerait son économie. Ce désaccord met en évidence la complexité de la politique énergétique européenne. La majorité des États qui dépendaient du gaz russe cherchent aujourd’hui à diversifier leurs sources d’approvisionnement. Ces divisions pourraient compliquer la recherche d’un consensus, surtout si la question du gaz devient un élément des négociations de paix, susceptibles de modifier l’équilibre des forces en Europe.

Des pays comme la Slovaquie et la Hongrie restent fortement dépendants du gaz russe. Le Premier ministre slovaque Robert Fico, connu pour sa rhétorique prorusse, a cherché à maintenir les importations de gaz en provenance de Russie, même après que l’Ukraine a cessé le transit en 2025 en raison de l’expiration du contrat avec Moscou.

Cela a soulevé des soupçons de négociations secrètes entre son gouvernement et le Kremlin. Pourtant, Bratislava a tenté de rassurer l’opinion publique en affirmant avoir suffisamment de réserves de gaz et des alternatives pour 2025. La société publique SPP a déclaré disposer de 20 % de gaz en plus dans ses stocks souterrains par rapport à l’année précédente et diversifier ses fournisseurs internationaux.

Le gouvernement a cherché des solutions alternatives, mais n’a pas exclu la coopération avec Moscou, provoquant une vive opposition au sein de la société slovaque. Le maintien des contrats avec les entreprises énergétiques russes, malgré les sanctions européennes, pourrait également cacher de la corruption. Par ailleurs, Robert Fico a utilisé la crise gazière pour critiquer la politique de l’UE et remettre en question l’intégration européenne, creusant davantage le fossé entre pro-européens et prorusses.

En Hongrie, la situation a également évolué après l’arrêt du transit via l’Ukraine. Le Premier ministre Viktor Orbán a menacé de bloquer de nouvelles sanctions européennes contre la Russie si le transit du gaz via l’Ukraine n’était pas rétabli. Il a souligné que cette interruption a entraîné une hausse des prix du gaz en Europe centrale et a exhorté l’UE à agir. La Hongrie continue de recevoir du gaz russe via le TurkStream, ce qui compense en partie la perte du transit ukrainien. Néanmoins, Budapest reste vulnérable et cherche activement à sécuriser son approvisionnement énergétique.

L’Autriche, quant à elle, a également subi l’impact de l’arrêt du transit via l’Ukraine. Toutefois, l’opérateur gazier autrichien AGGM a assuré que l’approvisionnement des consommateurs restait stable. En novembre 2024, la société pétrolière et gazière autrichienne OMV a remporté un arbitrage contre Gazprom pour 230 millions d’euros en raison d’approvisionnements irréguliers. En représailles, Gazprom a interrompu les livraisons à l’Autriche, mais OMV a confisqué du gaz russe pour compenser ses pertes.

Le gaz : un outil de pression toujours utilisé par Moscou

Malgré ses pertes sur le marché européen, la Russie continue d’utiliser le gaz comme un levier politique et économique dans plusieurs régions.

Abkhazie et Ossétie du Sud (Géorgie)

Ces régions séparatistes de Géorgie, reconnues par Moscou après la guerre de 2008, sont sous son influence énergétique. La Russie fournit du gaz à l’Abkhazie et à l’Ossétie du Sud, garantissant leur dépendance économique et renforçant son contrôle politique. Cela empêche également la Géorgie d’envisager une adhésion à l’OTAN ou à l’UE.

Ukraine (territoires occupés)

Moscou utilise le gaz pour asseoir son autorité sur les territoires occupés d’Ukraine, notamment le Donbass, la Crimée et certaines zones du sud du pays. La Russie alimente ces régions en contournant l’Ukraine, soutenant ainsi les administrations d’occupation et renforçant leur dépendance.

Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, la Russie a intégré la péninsule dans son système gazier via un pipeline traversant le détroit de Kertch. Sur les territoires conquis après 2022, elle a également instauré un approvisionnement direct en gaz pour asseoir son emprise. L’objectif du Kremlin est clair: intégrer ces territoires à l’économie russe et affaiblir l’indépendance énergétique de l’Ukraine.

Serbie et Hongrie: manipulations par le gaz

La Russie utilise activement le gaz comme un levier d’influence sur les gouvernements, en vendant du gaz à la Serbie à des prix réduits pour maintenir le pays dans son orbite. Dépendante du gaz russe, la Serbie adopte une position pro-russe sur de nombreuses questions internationales, y compris les sanctions. Le gouvernement hongrois de Viktor Orbán, déjà mentionné, bénéficie également de conditions avantageuses de la part de Gazprom. La Hongrie bloque plusieurs décisions de l’UE concernant les sanctions énergétiques contre la Russie. L’objectif de Moscou est de diviser l’Union européenne et d’entraver une politique unifiée en matière de sanctions et d’indépendance énergétique.

Asie centrale: Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan

La Russie cherche à établir une «Union gazière tripartite» avec le Kazakhstan et l’Ouzbékistan (le Turkménistan ayant refusé l’offre) pour compenser la perte du marché européen du gaz. Elle tente également de garder le contrôle sur les exportations de gaz d’Asie centrale afin de réduire la concurrence sur ses propres marchés. La Russie achète du gaz turkmène à des prix réduits et le revend ensuite.

L’Ouzbékistan et le Kazakhstan cherchent à éviter une coopération énergétique monopolistique avec Moscou, limitant leurs relations à des engagements commerciaux bilatéraux et à des négociations. Ainsi, bien que ces pays importent toujours du gaz russe, ils travaillent activement à diversifier leurs sources d’approvisionnement énergétique et à réduire leur dépendance vis-à-vis de la Russie. L’objectif du Kremlin est de préserver son monopole sur l’approvisionnement en gaz de l’Europe et de garantir son influence en Asie centrale.

L’avenir du marché du gaz pour la Russie

L’avenir du marché du gaz pour la Russie semble incertain en raison des changements dans la politique énergétique mondiale, des sanctions occidentales et de la réduction progressive de la dépendance de ses principaux consommateurs. La Russie a longtemps utilisé ses ressources énergétiques comme un outil d’influence, mais les récents événements montrent que cette stratégie commence à perdre en efficacité.

L’Europe, qui était le principal marché d’exportation du gaz russe, réduit activement sa dépendance à son égard. L’introduction de sanctions, l’arrêt de projets comme Nord Stream 2 et l’augmentation des importations alternatives (GNL en provenance des États-Unis, du Qatar, ainsi qu’un renforcement de la coopération avec la Norvège) ont considérablement diminué les revenus de Gazprom. Malgré les tentatives de la Russie de maintenir sa coopération avec la Hongrie, la Serbie et certains autres pays, sa position en Europe ne retrouvera jamais son niveau d’avant-guerre.

La Russie tente de réorienter ses exportations vers l’Asie, principalement vers la Chine et l’Inde. Cependant la Chine ne se précipite pas pour remplacer l’Europe, elle achète du gaz russe à des prix fortement réduits et refuse de devenir dépendante de la Russie, diversifiant ainsi ses approvisionnements (achats en Asie centrale, importation de GNL des États-Unis et du Moyen-Orient). Le projet Force de Sibérie 2 reste incertain, malgré les efforts de Moscou pour accélérer la construction de ce pipeline vers la Chine, Pékin ne donne pas de garanties claires sur son financement ni sur les volumes d’achats.

Les pays d’Asie centrale (Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan) cherchent activement à exporter leur gaz vers l’Europe et l’Asie de manière indépendante, ce qui réduit la capacité de la Russie à contrôler le marché régional. Le Turkménistan fournit de plus en plus de gaz à la Chine, tandis que le Kazakhstan et l’Ouzbékistan refusent une coopération totale avec Moscou dans le cadre d’une «union gazière», préférant maintenir une certaine autonomie. Les sanctions occidentales limitent l’accès de la Russie aux technologies avancées nécessaires à l’extraction et au transport du gaz, ce qui complique le développement de nouveaux projets et la modernisation des infrastructures existantes.

La baisse des revenus provenant des exportations de gaz oblige Moscou à puiser davantage dans ses réserves financières pour soutenir son budget, ce qui, à long terme, entraînera des difficultés économiques. La Russie perd progressivement son statut de géant gazier en raison des sanctions, du désengagement européen et de la concurrence croissante sur le marché asiatique. Bien qu’elle tente de trouver de nouveaux débouchés et d’utiliser le gaz comme levier géopolitique, ses marges de manœuvre se réduisent considérablement. À long terme, Moscou fera face à des défis financiers, à un retard technologique et à une dépendance accrue envers la Chine, ce qui affaiblir a considérablement sa position dans le secteur énergétique mondial.

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