Par Nessrine Daanoun, stagiaire au sein de l’Observatoire Géostratégique de Genève
En période de conflit, la circulation d’un grand nombre de vidéos de violences sexuelles est devenue un phénomène récurrent, influençant autant l’opinion publique que les dynamiques politiques. Ces vidéos révèlent surtout la vitesse à laquelle ces crimes deviennent des objets de lutte informationnelle, de légitimation ou de disqualification politique. Les violences sexuelles regroupent toute atteinte physique ou psychologique liée au genre ou à la sexualité. Cela inclut le viol, l’esclavage sexuel, la contrainte à la prostitution, les agressions sexuelles et la stérilisation forcée. Ces actes, lorsqu’ils surviennent en contexte de conflit, ne sont pas seulement des crimes individuels, mais peuvent être également utilisés de manière stratégique pour contrôler, terroriser ou fragmenter des populations. Cette séquence montre un phénomène plus large. La violence sexuelle est un instrument narratif et stratégique, utilisé sur le champ de bataille et dans les arènes diplomatiques.
Depuis plusieurs décennies, les recherches et enquêtes internationales montrent que ces violences ne relèvent pas du dommage collatéral : elles constituent des outils visant à briser des liens sociaux, contrôler des territoires ou remodeler durablement les sociétés. Elles révèlent un mélange de sadisme, de mépris et de volonté d’humilier. Malgré leur caractère systématique, la violence sexuelle demeure largement invisibilisée. Elle est rarement sanctionnée, souvent instrumentalisée par les acteurs politiques et insuffisamment intégrée aux analyses géopolitiques.
Cette étude démontre que la violence sexuelle est une stratégie militaire à part entière. Elle est ancienne, répandue et souvent mobilisée à des fins politiques. La considérer comme un outil stratégique, et non comme un effet collatéral, est essentiel pour analyser les conflits contemporains, améliorer la sécurité internationale et revoir les mécanismes de justice globale.
L’analyse proposée combine une approche stratégique, une série d’études de cas contemporaines (Israël/Palestine, Syrie, Soudan), une perspective historique comparative et une réflexion sur les limites actuelles de la justice internationale. Le but étant de dégager des pistes concrètes pour les décideurs et institutions internationales.
Ainsi, ce travail examine d’abord la logique stratégique qui sous-tend l’usage de la violence sexuelle en temps de guerre, avant d’analyser trois cas contemporains particulièrement révélateurs. Il replace ensuite ces dynamiques dans une histoire longue, expose les échecs récurrents des mécanismes judiciaires internationaux, puis propose des moyens d’intégrer pleinement cette dimension dans les politiques de sécurité internationale.
Avant d’analyser des exemples contemporains, il est essentiel de comprendre les mécanismes sous-jacents qui transforment la violence sexuelle en instrument stratégique, en lien avec les structures patriarcales et les logiques de pouvoir.
I. La violence sexuelle comme stratégie de guerre : une logique géopolitique centrale
La violence sexuelle en contexte de conflit ne peut plus être appréhendée comme un résidu chaotique de la guerre : elle relève d’une logique stratégique visant la transformation des rapports sociaux et territoriaux. Loin du registre de l’excès individuel, elle s’inscrit dans une stratégie politique de domination où les corps deviennent des vecteurs de contrôle communautaire, permettant d’induire la terreur, de fracturer les solidarités locales ou de forcer des recompositions démographiques. Cette matérialité des violences sexuelles comme pratique de guerre répond à des objectifs précis : punir, discipliner, arracher des informations, dissuader ou déplacer des populations. Elle constitue ainsi un instrument de gouvernance armée autant qu’une technique de fragmentation du tissu social.
Cette stratégie est indissociable des structures patriarcales qui encadrent les acteurs armés. La militarisation renforce les hiérarchies de genre existantes et amplifie des modèles virilistes. Dans ce contexte, la violence sexuelle devient un marqueur de puissance et un instrument de domination politique. C’est ce que montre notamment l’analyse de Guidère (2016) sur l’institutionnalisation de l’esclavage sexuel par l’État islamique (Les femmes esclaves de l’État islamique, Le Débat, 2016/1, n°188, pp. 106118). Comme l’a souligné Simona Miculescu au sein des Nations unies, « en temps de guerre, ce sont surtout les femmes et les filles qui paient le prix fort ». Cette déclaration explique que les systèmes patriarcaux déjà solides en temps de paix, deviennent des infrastructures de violence lorsque les institutions s’amenuisent. Sasha Koulaeva rappelle que « la guerre aggrave les structures patriarcales existantes ». Les violences domestiques, sexuelles ou liées à la traite ne disparaissent pas : elles s’intensifient avec l’impunité, la circulation des armes et l’effondrement des normes.
La violence sexuelle apparaît ainsi comme un phénomène structurel, produit par l’interaction entre militarisation, asymétrie de genre et compétition politique.
Cette dynamique est renforcée par une invisibilisation systémique, qui constitue en elle-même un dispositif de pouvoir. Les obstacles au témoignage tels que le stigmate social, peur des représailles, absence de garanties de sécurité ou barrières matérielles produisent un silence qui bénéficie directement aux acteurs armés. L’invisibilisation touche aussi les hommes et les garçons, dont les expériences demeurent largement occultées, comme en témoigne Joachim en République démocratique du Congo, décrivant le mépris social qui suit la révélation du viol. Sur le plan historiographique, ces violences n’ont véritablement émergé dans le débat public qu’à partir des années 1990, notamment à la faveur des travaux sur les conflits en Ex-Yougoslavie, qui ont mis fin à leur gestion par la banalisation. Comme le rappelle la revue Clio, cette reconnaissance tardive reflète moins une absence de violences que l’existence d’un long régime d’effacement où la sexualité comme instrument de guerre n’était pas considérée comme un enjeu politique majeur.
Combinée à ses dimensions stratégiques, patriarcales et invisibilisées, la violence sexuelle n’est pas marginale. Et sa compréhension est essentielle pour appréhender les dynamiques contemporaines des conflits.
Ces logiques théoriques se manifestent de manière concrète dans des conflits actuels, où la violence sexuelle est exploitée pour atteindre des objectifs politiques et militaires précis. Les cas de Syrie, du Soudan et d’Israël/Palestine offrent un aperçu révélateur de cette instrumentalisation.
II. Études de cas contemporaines : Israël/Palestine, Syrie, Soudan
1. Syrie : la violence sexuelle comme technique de répression politique
Depuis 2011, en Syrie, la violence sexuelle s’est imposée comme un instrument central de la stratégie répressive du régime. Loin d’être accidentelle ou limitée à des comportements individuels, elle s’inscrit dans une logique institutionnelle de contrôle social destinée à briser l’opposition et à dissuader durablement toute mobilisation. Les agressions commises en détention sont documentées de manière consistante par des ONG et des enquêtes internationales. Elles fonctionnent comme un langage politique au service de l’appareil sécuritaire. En ciblant les corps des détenu·es, les services de renseignement cherchent à produire un climat de terreur systémique. Ce climat s’étend au-delà des prisons, jusqu’aux familles et aux communautés.
Cette stratégie exploite les structures patriarcales de la société syrienne, où la sexualité et l’honneur familial constituent des vecteurs puissants de contrôle social. Le régime utilise cette vulnérabilité symbolique pour maximiser l’effet de la répression. L’objectif va au-delà des victimes directes : il s’agit d’imposer un traumatisme collectif capable de fragmenter les liens familiaux, d’intimider les réseaux militants et de neutraliser toute organisation communautaire. Le phénomène est aggravé par l’invisibilisation quasi structurelle de ces crimes. Nous pouvons citer la stigmatisation sociale, la peur des représailles et l’absence d’infrastructures médicales fonctionnelles limitent la possibilité de témoigner. La destruction ou l’altération des preuves contribue à sécuriser l’impunité du régime, transformant la violence sexuelle en un pilier discret mais fondamental de la contre-insurrection.
2. Soudan : violence sexuelle, terreur ethnique et déplacement forcé
Les Forces de soutien rapide (FSR/RSF), depuis 2023, mobilisent la violence sexuelle comme un instrument stratégique au cœur de leur tentative de reconfigurer le pouvoir territorial au Darfour, au Kordofan et à Khartoum. Les agressions, viols, viols collectifs, enlèvements, apparaissent non seulement comme des actes de brutalité, mais comme des pratiques coordonnées qui accompagnent les offensives militaires et les opérations de siège. Leur régularité et leur distribution géographique suggèrent une volonté explicite d’affaiblir les communautés locales en provoquant leur désorganisation psychologique et sociale.
Selon Amnesty International, le caractère ethnique du conflit est central. Dans les zones où vivent les communautés non arabes, notamment les Masalit, les violences sexuelles servent à instaurer une terreur durable et à provoquer des déplacements massifs. Leur caractère parfois public accentue leur dimension performative : elles doivent rappeler la domination des FSR et signaler l’impossibilité de résister. Cette dynamique contribue à une reconfiguration forcée du territoire, modifiant les équilibres démographiques et facilitant la mainmise des FSR sur des zones stratégiques. L’impunité assumée, l’absence de mesures disciplinaires et la coordination apparente des abus renforcent l’idée que ces violences sont un instrument structurel du projet politique des FSR. Elles participent à l’un des plus importants déplacements de populations au monde, façonnant durablement la géographie humaine et politique du pays.
3. Israël/Palestine : un cas centré sur les narratifs et la guerre informationnelle
À la différence de la Syrie ou du Soudan, le cas israélo-palestinien illustre surtout la dimension narrative et informationnelle de la violence sexuelle en contexte de conflit. En effet, l’enjeu majeur ne réside pas dans l’établissement d’une stratégie opérationnelle de recours à ce type de violence. Il va se trouver dans la manière dont les accusations documentées, contestées ou amplifiées, sont mobilisées dans la bataille pour la légitimité internationale. Ce conflit, largement médiatisé et hyperpolarisé, se déroule autant sur le terrain que dans l’espace global de l’opinion publique et des institutions multilatérales.
La controverse suscitée par un rapport publié en 2025 par une commission d’enquête de l’ONU, a évoqué des formes de violence sexuelle et reproductive attribuées à l’armée israélienne. Israël a immédiatement contesté ces conclusions. Cette controverse illustre la dynamique stratégique autour de la violence sexuelle. Au-delà du rapport lui-même, la rapidité avec laquelle les accusations ont circulé et été réfutées montre que ces questions deviennent des outils narratifs. Elles servent à influencer des soutiens diplomatiques, renforcer des coalitions ou délégitimer un acteur devant les instances internationales. Le manque d’accès terrain, l’opacité des zones de combat et la radicalisation des espaces médiatiques contribuent à rendre extrêmement difficile la production de faits consensuels. Dans ce cadre, la violence sexuelle, qu’elle soit prouvée, alléguée ou contestée, devient un enjeu stratégique à part entière, révélateur de l’importance des narratifs dans ce conflit.
4. Dynamiques communes : invisibilisation, obstacles méthodologiques et enjeux de légitimité
Dans les trois cas, la violence sexuelle s’accompagne de mécanismes d’invisibilisation, à la fois sociaux et politiques. À l’échelle individuelle, la honte, la peur de l’exclusion et les représailles empêchent souvent les survivant·es de témoigner. À l’échelle institutionnelle, la destruction de centres médicaux, la confiscation de dossiers et les restrictions d’accès aux zones de conflit freinent la documentation indépendante. Les acteurs politiques cherchent à contrôler les preuves : certains nient ou minimisent les violences pour protéger leur légitimité, d’autres amplifient les accusations pour renforcer leur narrative internationale.
Ce double mouvement, silenciation d’un côté et instrumentalisation de l’autre, brouille les frontières entre faits établis, accusations stratégiques et récits concurrents.
5. Impacts géopolitiques : fragmentation sociale et recomposition territoriale
Les violences sexuelles ont des effets géopolitiques dépassant le cadre individuel ou humanitaire. Elles fragmentent les communautés, affaiblissent les structures sociales et provoquent des déplacements forcés, liés aux violences ou à la peur d’en être victime. Ces déplacements modifient les équilibres démographiques, redessinent les zones de contrôle et transforment l’autorité des acteurs armés. L’impunité prolonge les cycles de conflit et complique la justice transitionnelle. À l’échelle régionale, ces pratiques influencent les interventions internationales et recomposent durablement les espaces politiques au Moyen-Orient et en Afrique de l’Est, faisant de la violence sexuelle un facteur géopolitique majeur et souvent sous-estimé.
Si ces dynamiques contemporaines sont inquiétantes, elles s’inscrivent dans un continuum historique. Les conflits passés, du Rwanda à l’ex-Yougoslavie, montrent que l’usage stratégique de la violence sexuelle suit des patterns constants, révélant une logique de guerre universelle et répétitive.
III. Leçons de l’histoire : une stratégie universelle et répétitive
1. Rwanda, Ex-Yougoslavie, RDC : des précédents structurés et intentionnels
L’étude des grands conflits des années 1990 montre que la violence sexuelle n’est ni accidentelle ni marginale : elle constitue un instrument stratégique central. Au Rwanda, en ex-Yougoslavie et en République démocratique du Congo, les viols massifs ont servi des objectifs militaires et politiques explicites : terroriser les civils, accélérer les déplacements forcés, détruire la cohésion des groupes visés et, parfois, modifier la composition démographique. Les chiffres largement documentés, centaines de milliers de victimes au Rwanda et en RDC, plusieurs dizaines de milliers dans les Balkans, illustrent non seulement l’ampleur, mais surtout la systématicité de ces pratiques.
Dans ces contextes, la violence sexuelle poursuit trois finalités : créer un climat de terreur immédiat, briser les liens familiaux et communautaires, et inscrire dans les corps une domination intergénérationnelle. Le viol utilisé comme arme produit aussi des conséquences biologiques et sociales durables. Il peut entraîner des grossesses forcées, la transmission de maladies, une stigmatisation durable des survivantes et un affaiblissement général du tissu social. Même après la fin des hostilités, les effets persistent, renforcés par l’impunité, l’insécurité et l’absence de ressources médicales et judiciaires dans les sociétés post-conflit.
Ces trajectoires historiques convergent : dans des contextes variés, la violence sexuelle apparaît comme un outil rationnel de guerre, conçu pour obtenir des résultats militaires, politiques ou identitaires que les armes conventionnelles ne suffisent pas à produire.
2. Constantes stratégiques : un même répertoire, des contextes différents
Malgré la diversité des conflits, trois constantes se dégagent de manière transversale.
Tout d’abord, a violence sexuelle fragmente, terrorise et déplace. Elle agit comme un multiplicateur de chaos. Elle désorganise les communautés plus efficacement que la seule force armée. Également, elle détruit les liens intergénérationnels. En s’attaquant à la capacité reproductive, en instrumentalisant la honte et en produisant des traumatismes collectifs, elle rompt les continuités familiales et culturelles. Enfin, elle reconfigure les identités communautaires. Dans les conflits à dimension ethnique, elle redéfinit les appartenances, affaiblit ou dissout les groupes ciblés et modifie la structure démographique du territoire.
Ces constantes montrent que la violence sexuelle ne relève pas de la brutalité opportuniste, mais d’une stratégie de reconfiguration sociale et territoriale.
3. Ce qui change aujourd’hui : exposition numérique et mobilisation transnationale
Si les logiques d’usage demeurent, deux évolutions majeures modifient désormais la manière dont ces crimes sont documentés, dénoncés et politisés.
En premier lieu, la numérisation de la preuve facilite la collecte et l’archivage des éléments grâce aux smartphones, aux plateformes de stockage, à l’analyse d’images et aux enquêtes numériques (OSINT). Ces outils permettent de vérifier des informations que les survivantes ne pouvaient autrefois produire. Cette visibilité accrue ne garantit pas la justice. Elle réduit cependant la capacité des acteurs armés à nier ou dissimuler les violences systématiques.
Ensuite, la mobilisation transnationale prend de l’ampleur. Réseaux féministes, ONG, coalitions juridiques et expert·es internationaux exercent une pression croissante. Cette pression reste toutefois inégale selon les contextes.
Depuis les années 2000, les résolutions du Conseil de sécurité (notamment 1325, 1820, 1888, 1960 et 2106) ont contribué à inscrire la violence sexuelle comme une question centrale de paix et de sécurité internationales. Cette institutionnalisation n’élimine pas les obstacles liés à l’accès aux terrains de guerre, au manque d’application ou aux rivalités géopolitiques, mais elle transforme l’environnement politique dans lequel ces crimes sont commis, dénoncés et jugés. Ainsi, si les tactiques anciennes perdurent, le contexte normatif et technologique transforme profondément leur exposition, leur qualification et, partiellement, leur coût politique.
Malgré cette documentation accrue et la pression internationale, la justice internationale peine à traduire ces violences en responsabilité réelle. Comprendre les limites de ces mécanismes est essentiel pour envisager des politiques de prévention et de sanction efficaces.
IV. Pourquoi la justice internationale échoue : sélectivité, impunité et intérêts géopolitiques
1. Un cadre normatif robuste en théorie, mais limité en pratique
Depuis les années 2000, la lutte contre les violences sexuelles en temps de guerre est clairement inscrite dans le droit international : la résolution 1820 (2008) reconnaît le viol comme tactique de guerre, et le Statut de Rome (2002) classe viol, esclavage sexuel et grossesse forcée parmi les crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Mais cet arsenal juridique reste largement déclaratif. Son application dépend de mécanismes institutionnels fragiles et d’une volonté politique souvent inexistante.
2. Une application sélective : quand la justice dépend des rapports de force
La justice internationale ne peut agir qu’à l’intérieur des espaces politiques que les puissances laissent ouverts. Les vetos au Conseil de sécurité bloquent de nombreuses enquêtes, notamment lorsque les États concernés bénéficient d’alliances stratégiques. La CPI en est l’illustration. Ses mandats visent majoritairement des acteurs non étatiques ou des dirigeants isolés, rarement les gouvernements protégés par des puissances majeures.
Cette sélectivité se double d’une instrumentalisation croissante : dans plusieurs conflits récents, l’accusation de violence sexuelle devient un outil de légitimité internationale, mobilisé pour disqualifier l’ennemi. Cela brouille les faits, politise la parole des survivantes et crée des hiérarchies médiatiques où certaines violences sont immédiatement visibles tandis que d’autres restent ignorées.
L’accès limité au terrain, l’absence de coopération étatique et la fragmentation des groupes armés renforcent encore ces asymétries. Dans les faits, la justice internationale poursuit là où elle peut, non là où elle devrait.
3. L’instrumentalisation politique et conséquences : impunité persistante et fragilisation de l’ordre international
Ces dynamiques cumulatives produisent une impunité persistante. Les acteurs armés savent que le risque de poursuite est faible, ce qui réduit l’effet dissuasif des normes internationales. Dans les périodes post-conflit, l’absence d’enquêtes crédibles banalise les violences et décourage les survivantes, souvent confrontées à des dispositifs lents, politisés ou inaccessibles.
Malgré la clarté des textes, la justice internationale reste avant tout contrainte par des logiques de puissance. Tant que ses mécanismes dépendront des intérêts des États plutôt que des besoins des victimes, elle continuera de fonctionner davantage comme un instrument diplomatique que comme un outil de protection et de prévention.
Pour rompre ce cycle d’impunité et intégrer la dimension de la violence sexuelle dans la sécurité internationale, il est indispensable de passer de l’analyse aux recommandations concrètes à destination des décideurs et think-tanks.
V. Intégrer la violence sexuelle dans la sécurité internationale : pistes pour décideurs et think-tanks
1. Diplomatie féministe et protection des survivantes
La violence sexuelle doit être intégrée comme un enjeu central des politiques de sécurité. Les expériences de la Suède et du Canada montrent qu’une diplomatie féministe opérationnelle, avec inclusion systématique d’expertes locales, analyse d’impact genré et conditionnalité de l’aide, peut transformer les priorités internationales.
Centrer les politiques sur les survivantes, en assurant l’accès aux soins et un soutien juridique et économique, permet de réduire leurs vulnérabilités et de les réintégrer comme actrices de sécurité plutôt que comme victimes passives.
2. Mécanismes d’alerte, documentation et ligne rouges universelles
La violence sexuelle suit souvent des patrons prévisibles. Elle accompagne des mouvements militaires inhabituels, des fermetures de routes, des déplacements massifs ou des rumeurs locales persistantes. Intégrer ces indicateurs aux systèmes d’analyse, comme les SIG, la surveillance satellitaire ou les données humanitaires, permet de mieux anticiper et documenter ces violences. Cela repose sur des collectes indépendantes par les ONG, les réseaux locaux et les observatoires universitaires.
La qualité de la preuve est centrale pour lutter contre l’impunité. La formation aux standards internationaux, la protection des témoins et l’archivage numérique sécurisé doivent devenir des obligations opérationnelles.
La violence sexuelle doit être clairement interdite dans les accords de cessez-le-feu et assortie de sanctions automatiques (inspirées du modèle “Magnitsky”) afin de créer un coût politique immédiat, indépendamment des alliances.
Les think-tanks jouent un rôle clé : production de données comparatives, suivi indépendant des engagements internationaux, et formulation de recommandations opérationnelles pour l’ONU, l’UE ou les gouvernements. Leur travail permet de transformer la violence sexuelle d’un “effet collatéral” en un indicateur central de stabilité, essentiel pour comprendre et anticiper les conflits contemporains.
En somme, la violence sexuelle en temps de guerre dépasse le crime individuel. Elle est un outil stratégique, ancré dans des logiques patriarcales et militaires. Ses effets vont bien au-delà des victimes. Ils façonnent la cohésion sociale, la démographie et la légitimité des acteurs. Reconnaître cette dimension stratégique est essentiel pour comprendre les conflits contemporains. Cela permet de renforcer la prévention, la justice et la sécurité internationale. Les décideurs, organisations internationales et think-tanks ont un rôle clé. Ils peuvent transformer la documentation et la visibilité de ces violences en instruments de responsabilité et de protection.