Le journaliste et cinéaste Tahar Houchi nous livre ses impressions de voyage en Russie, où il s’est rendu pour assister au festival international du film musulman de Kazan créé en 2005. En toile de fond, une crise géopolitique internationale sans précédent, qui n’empêche pas l’âme slave « universellement unifiante d’englober dans un même amour tous les peuples »1.
La Russie est officiellement en guerre depuis son invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022. Les regards des médias internationaux sur cet immense pays sont plutôt critiques, pessimistes et alarmants. Ils nous informent surtout sur la pression que subit son économie, sur la répression qui s’abat sur les opposants aux choix politiques du président Poutine et, par conséquent, sur la dépression qui s’empare des citoyens russes. Très peu d’informations nous parviennent de l’intérieur, rares sont ceux qui savent comment les Russes vivent réellement cette crise géostratégique internationale au cœur de laquelle est leur pays.
Nous nous y sommes rendus pour assister à la 20e édition au festival international du film musulman qui se tenait du 6 au 11 septembre dernier dans la ville de Kazan et pouvons affirmer que la vision des médias internationaux sur le pays de Dostoïevski n’est pas totalement fausse, mais aussi que la situation n’est pas si dramatique qu’ils veulent bien nous le faire croire. La normalité de l’existence des Russes est similaire à celle de leurs « ennemis » en Europe occidentale, leur quotidien est même un peu plus détendu, tant il est vrai que les Russes ont le don de rendre la vie étrangement joyeuse et insouciante.
Lundi, 6 septembre, 18 heures, notre avion atterrit à l’aéroport international de Kazan, capitale du Tatarstan. Cette république aux plus de 8 500 lacs est l’une des plus importantes de la Fédération de Russie. Le contrôle de police est très strict et les puffistes, aux visages inexpressifs, réservent un accueil plutôt froid au visiteur qui se risque à venir, en ces moments de tensions, dans le pays de Poutine. Nous sentons déjà l’effet de la guerre, même s’il est moins visible qu’à Moscou. Sofiane, un réalisateur algérien venu présenter son film, nous a affirmé qu’il a été privé de sa connexion Internet pendant plusieurs heures à son arrivée. « Il arrive que le signal GPS soit de temps à autres coupés. Cela est fait afin de de brouiller les pistes aux éventuels drones ukrainiens», lui a-t-on expliqué.
D’autres signes de la crise se remarquent dans le faible trafic de voyageurs étrangers, ainsi que dans l’espace Duty Free, réduit à une simple boutique dont les étagères sont vides. Plus aucun des produits de luxe, en provenance de l’Europe occidentale, dont raffolent les Russes, plus aucune enseigne internationale. Ainsi, la guerre se présente discrètement au voyageur étranger.
Une ville chrétienne, musulmane et moderne
La route menant vers la ville de Kazan est fluide et très peu fréquentée. Le centre-ville est désert. Ce qui est normal pour un jour de semaine. Mais le visiteur risque à tort de prendre cela pour un signe de dépression sociale. Pour le reste, tout semble fonctionner normalement.Très vite, on découvre l’impact des sanctions qui, en réalité, pénalisent plus le touriste que les citoyens. Les nombreux invités de plusieurs nationalités, arrivés en vague en Tatarie, pour participer au festival « Altyn minbar » présidé par le grand mufti de Russie, apprennent, avec déception, que leurs nombreuses cartes bancaires ne fonctionnent pas. Cela leur impose des va-et-vient vers les banques pour se procurer des roubles.
Le lendemain, dès les premières heures, la rue Bauman, artère centrale, piétonnière et emblématique de la ville de Kazan, s’anime peu à peu. Elle coupe la ville sur environ deux kilomètres: elle commence au Kremlin et se termine à la place Tokai. Elle est bordée par des bancs, des restaurants, des bars et des magasins qui rivalisent en originalité, en beauté et en modernité. La Mosquée Qolsharif, dominant le Kremlin, veille sur elle. L’attention du touriste qui la traverse est rapidement attirée par les groupes de filles, dont certaines portent joyeusement des tenues légères alors que d’autres sont fièrement voilées, défilant en procession le long de l’artère animée. On remarque aussi les lieux de cultes chrétiens qui apportent une touche de sobriété à cette rue dont l’insolente beauté, l’arrogance et les prix dissuasifs affichés dans les vitrines défient les citoyens russes aux modestes salaires.
C’est ainsi que Kazan arbore ouvertement, sans complexe ni sans gêne, son islam, sa chrétienté et sa modernité. Un mélange qui surprend le touriste de prime abord, mais relève du naturel pour les Kazanais. «Une banalité, nous affirme, Elena, notre guide. Ici on vit et on meurt ensemble ».
Sauver la Russie avec la culture
La vie culturelle dans la ville est dense. Plusieurs événements sont annoncés, dont une prochaine rencontre des pays du BRICs (du 22 au 24 octobre prochains). Le festival ne semble pas être le plus important, même si toute l’attention lui est accordée. Plus d’une centaine de films, en provenance de plus de 40 pays musulman, sont alignés. Difficile de ne pas voir en cet événement l’habilité avec laquelle le pays du grand ours gère, valorise et fructifie ses relations avec les pays du monde islamique. En effet, les pays arabes côtoient ceux de l’Asie centrale et d’Afrique subsaharienne. Le réalisateur sénégalais, Moussa Touré, est subjugué par la richesse de ce festival. «Ce pays m’inspire beaucoup, nous a-t-il confié. D’ailleurs, j’ai déjà entamé l’écriture d’un scénario dont l’histoire va se dérouler entre le Sénégal et Kazan.»
La fréquentation publique est plus ou moins dense, en fonction des heures. «Les projections du matin sont peu fréquentées, car les gens travaillent», nous affirme Svetlana, une bénévole du festival. Et d’ajouter: «a contrario, le soir, notamment vendredi et samedi, il nous arrive de refuser du monde.» Une telle manifestation sert aussi à donner aux citoyens un sentiment de normalité de la vie. Ces derniers s’adonnent avec voracité à la consommation de la pléthorique offre culturelle de la ville. L’art aidant, la vie quotidienne se déroule normalement et tranquillement, durant toute la semaine. Mis à part la cherté de la vie, le manque de produits d’Europe occidentale et l’impact des sanctions sur l’usage des cartes bancaires internationales, le touriste a tendance à oublier que le pays est officiellement en guerre. Ainsi, les politiques concrétisent l‘idée de Dostoïevski selon laquelle «L’art sauvera le monde.»
Une vie trépidante
Dès le vendredi soir, la ville s’enflamme. Les rues se noircissent de fêtards qui convergent vers la rue centrale. Les saltimbanques, les artistes de rue et les musiciens, prennent, chacun à leur manière, place pour offrir du divertissement et de la joie à un public conquis et conquérant. Les terrasses des restaurants se remplissent, les mains se livrent avec joie à des va-et-vient entre des assiettes copieuses et des verres de boissons alcoolisées, et des bouches voraces. En quelques heures, les esprits échauffés se livrent à des fusions de joies, des danses improvisées et des éclats de rires qui se noient dans le brouhaha des terrasses mitoyennes. Du ciel, cela ressemblerait à une symphonie chaotique.
A Moscou, les réalisateurs marocains, Jaouad et Aziz, accompagnés du réalisateur algérien, témoignent que la vie est encore plus intense. «La ville ne dort jamais, le défilé de voitures de luxes est incessant, les groupes de jeunes, tels des essaims d’abeilles, volent d’un bar à un autre, et les musiques ne se taisent jamais dans les nombreux espaces de divertissement nocturne», décrit, non sans étonnement, Sofiane. Cette vie trépidante se présente comme un antidote à la guerre. Chacun matérialise à sa façon l’idée de l’auteur du Crime et Châtiment: «Vivre n’importe comment, mais vivre !»
Vers 23 heures, les espaces de fêtes nocturnes commencent à avaler des jeunes, en vagues. Les intérieurs sont variés, mais tous offrent les mêmes services : des pistes de danses enflammées, sur lesquelles on se livrent à des danses endiablées, des comptoirs remplis de boissons alcoolisés locales, des shows aussi burlesques et électriques qu’érotiques, et des karaokés. Ainsi les groupes de jeunes chantent à gorges déployées et se frottent les uns aux autres. Tous cela se passe au moment où de jeunes russes guerroient au Front. Personne n’y pense. Et quand on pose la question, on obtient des réponses aussi spontanées que déconcertantes. Dimitri, un jeune propriétaire d’un bar, nous tint à peu près ce langage: « nous sommes à peu près 100 millions de Russes et nous avons un million de professionnels, bien payés, qui font bien leur job. Nous les soutenons pendant que nous continuons à vivre, parfois ivres», Elena, son employée, renchérit : « nous sommes un grand pays et nous sommes patriotes ». Cet avis cependant, n’est pas partagé par Murat qui passe son temps à lécher les vitrines de la rue commerçante. Il ne rêve que de quitter le pays. «La vie devient impossible ici, trop dure et trop chère. Les modestes personnes, comme moi, sont condamnées à travailler pour des salaires de misères ou à quitter le pays, quand ils ne sont pas appelés sous le drapeau.» Cernés de tous les côtés, les uns cherchent le salut dans l’ivresse et l’oubli, les autres dans un petit espoir de rejoindre un ciel rêvé clément, car «Vivre sans espoir, c’est cesser de vivre», écrit l’auteur de Les Pauvres Gens.
Les plus âgés qui supportent mal ces nuits arrosées et endiablées, on les trouve durant la journée à la Marina. Ils y viennent profiter du calme olympien régnant et des dernières manifestations de l’astre solaire, avant son exil hivernal, qui sera chassé bientôt par le froid glacial pouvant atteindre les moins 30 degrés.
L’invisible mais bruyante guerre
Ainsi, la vie quotidienne ne laisse voir aucun signe de la bruyante guerre. Les médias également ont tendance à l’évoquer d’une manière discrète au point que son évocation surprend les gens. La guerre est presque noyée dans le silence des médias et de la vie festive, arrosée avec de la bière et du la vodka. Pourtant, certains ont du mal à l’ignorer. C’est le cas de Catarina qui travaille à la gare centrale de Kazan. «C’est vrai que les médias parlent peu de la guerre, mais ses éclats nous éclaboussent chaque jour» nous affirme-t-elle. «Nous voyons de temps à autre un jeune unijambiste, une tête bandée, une main estropiée, se désole-t-elle. Par pudeur, nous ne nous demandons rien, mais nous comprenons aisément que nous avons affaire à des blessés de guerre.»
En effet, les signes de la guerre sont à chercher comme Sherlock Homes cherche les indices du crime. Ils sont pourtant présents. Cependant, cela n’empêche pas les Russes de vivre intensément: travailler toute la semaine et faire la fête avec démesure, durant tout le week-end. Ainsi la guerre devient une banalité, comme l’écrit l’auteur des Ferres Karamazov : «Un être qui s’habitue à tout, voilà, la meilleure définition qu’on puisse donner de l’homme.»
Le visiteur déambulant dans la ville remarque facilement la place de la culture et de l’histoire, à travers les œuvres artistiques parsemées dans la ville: des statues, des monuments historiques et des minarets de belles mosquées, aux couleurs blanches éclatantes, qui rivalisent avec celles des églises aux couleurs ternes. Il constatera aussi les visages basanés, voir noirs, qui tranchent avec ceux des Russes. Ces visages constituent les contingents d’étudiants africains et maghrébins qui ont fait de la Russie, vu le durcissement de l’accès à l’Europe, une terre de prédilection. Ils y voient un eldorado du savoir qui détrône celui de l’Europe occidentale. Ils viennent étudier l’informatique, la biologie, la médecine, l’ingénierie… C’est aussi une aubaine pour le pays pour renforcer ces relations avec ce monde autrefois acquis au vieux continent.
La Russie, l’eldorado des étudiants africains et maghrébins
C’est le cas d’Amadou, un étudiant malien, en deuxième cycle en informatique, qui trouve son bonheur dans le pays des Tatares. «Ici, la vie n’est pas chère. Cette ville m’offre beaucoup de facilités en matière de logement, d’accès au savoir et d’entretien », nous explique-t-il. Thiziri, étudiante algérienne en biologie, est arrivée à Kazan, en suivant son oncle. « Outre cette facilité d’avoir un point de chute, ce pays nous offre le confort de ne pas être l’objet de racisme, comme cela arrive en France», commente-t-elle. « Il y a beaucoup de petits boulots qui nous permettent de financer nos études, ajoute-t-elle.»
Sur le plan social, les Russes sont bienveillants, chaleureux et amicaux. On s’intègre facilement. Liza, étudiante tunisienne, confirme la facilité de l’intégration sociale. « Je me suis fait un cercle d’amis facilement et rapidement. Les gens ici ne mettent pas de barrières», se réjouit-elle.
Tous ces étudiants ne sont pas préparés à vivre dans ce pays dont la langue leur est totalement étrangère, l’hiver leur est un supplice tant les températures hivernales sont extrêmement basses, et leur mode de vie est diamétralement opposés. Pourtant, tout cela ne constitue pas un obstacle infranchissable. La langue est vite apprise et l’hiver est rapidement apprivoisé. Il reste un élément dans tout le monde se plaint : la nourriture. Pour cela, comme Liza nous l’affirme, la solution est vite trouvée: «même si la nourriture russe n’est pas terrible, je cuisine régulièrement tous mes plats préférés chez moi», nous dit-elle. En dépit des difficultés, tous les étudiants affirment leur enchantement devant la tolérance et l’ouverture d’esprit de la République de Tatarstan qui sont des éléments motivants et encourageants pour aller de l’avant.
Même si la facilité de se procurer un diplôme est réelle, l’après certification demeure un problème. En effet, à la fin des études, les étudiants étrangers se retrouvent devant un dilemme: rentrer chez soi pour une réadaptation risquée ou rester en affrontant la lourde machine administrative qui broient impitoyablement. Le mariage reste souvent le salut, car la voie de la légalisation via un contrat de travail rebute les patrons – à cause des taxes dont ils doivent alors s’acquitter. Ainsi, cette voie sans issue conduit inévitablement certains à verser dans l’illégalité et dessine la chronique d’un drame annoncée.
Un chemin paradisiaque sans issue
Très tôt le matin, nous prenons la route vers l’aéroport. Les artères de la ville sont vides, le vrombissement du moteur nous fait penser aux bruits des hélices d’hélicoptères qui tournoient à la frontière russo-ukrainienne. La ville peine à s’éveiller ; la guerre murmure ; la conscience des Russes sommeille ; l’espoir des étudiants étrangers scintillent. Pendant que ces pensées se bousculent dans notre esprit, le long de la route, quelques arbres, alignés à équidistance l’un de l’autre, défilent devant nos yeux, à travers la fenêtre, à l’instar de militaires de retour d’un champ de bataille. L’avion prend son élan, s’envole et les passagers espèrerent ne pas croiser un drone ukrainien. Nous atterrissons en Europe et remarquons que les gens ne sont pas différents des Russes, n’était l’insouciance de ces derniers. Ainsi, les citoyens du monde, les uns sous un tapage médiatique assourdissant, les autres sous un silence tapageur, cèdent leur pouvoir aux politiques qui mènent ce monde à leur guise. Pendant ce temps, chacun cultive l’espoir d’un monde meilleur. «Vivre sans espoir, c’est cesser de vivre.»
Tahar Houchi, de nationalités suisse, algérienne et française, est journaliste et critique de film. <membre l’Association suisse des journalistes spécialisés (ASJS), et de l’Association suisse des journalistes cinématographiques (ASJC), il est fondateur et directeur artistique du Festival International du Film oriental de Genève (FIFOG) et du Festival International du Film Amazigh de Montréal (FIFAM). Il a également fondé et dirigé pendant 2 ans le Festival Internacional de Cine para la Integración de Valencia (Espagne)
Titulaire d’une licence en lettres et linguistique françaises de l’Université d’Alger, d’un DES en études du développement de l’Université de Genève, d »un D.E.A de langue, littérature et civilisation françaises de l’Université de Lyon II), et d’un mastère en enseignement secondaire (français), il a complété son parcours universitaire pas des formations dans les métiers du cinéma.
Tahar Houch a réalisé plusieurs films: Yidir, en 2012, est le premier volet d’une trilogie sur l’enfance; il a été sélectionné dans plus de 15 festivals. Le deuxième volet de la trilogie, Koceila (2015, sera clôturée par Dihya. Salah, un Kabyle de Palestine est son dernier film documentaire qui dévoile l’existence des Kabyles de Palestine.
- F. M. Dostoïevski, Discours sur Pouchkine (1880). ↩︎