Alors que les regards du monde se fixent sur les grands conflits et les catastrophes spectaculaires, une crise humaine majeure s’enracine silencieusement : celle des déplacés internes. Le dernier rapport de l’IDMC révèle des chiffres vertigineux et une faillite collective à protéger les plus vulnérables.
Ils n’ont pas franchi de frontière, et pourtant, ils sont des millions à avoir tout perdu. Délogés par la guerre, le chaos politique ou la fureur du climat, les déplacés internes — ces personnes contraintes de fuir leur foyer sans quitter leur pays — n’ont jamais été aussi nombreux dans l’histoire contemporaine. Le nouveau rapport du Centre de surveillance des déplacements internes (IDMC), publié en mai 2025, tire la sonnette d’alarme : à la fin de l’année 2024, 83,4 millions d’êtres humains vivaient en situation de déplacement interne, répartis dans 117 pays et territoires. C’est plus du double qu’il y a dix ans, un chiffre abyssal qui met en lumière l’érosion continue des protections fondamentales.
Le fléau, bien qu’universel, n’épargne pas à égalité. Le Soudan, en proie à un conflit civil dévastateur, devient l’épicentre de la crise avec 11,6 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays, soit le plus grand nombre jamais enregistré dans un seul État. La République démocratique du Congo et la Syrie, rongées par des décennies de violence, abritent chacune plus de six millions de déplacés internes. Ces chiffres, d’apparence abstraite, traduisent en réalité une détresse humaine massive, faite de familles dispersées, d’enfants déscolarisés et de générations entières condamnées à l’instabilité.
Mais la guerre n’est pas la seule responsable. En 2024, les catastrophes naturelles ont provoqué un niveau de déplacement sans précédent : 45,8 millions de mouvements internes ont été recensés, souvent dans le cadre d’évacuation massive. Ce sont les États-Unis qui ont enregistré le plus grand nombre de déplacements dus à des catastrophes naturelles — plus de 11 millions — en raison de plusieurs ouragans d’ampleur exceptionnelle, notamment l’ouragan Milton, qui à lui seul a entraîné près de six millions de déplacements, un record mondial.
Partout, les personnes les plus exposées sont souvent celles déjà fragilisées par la pauvreté ou l’exclusion. Au Brésil, les inondations historiques de l’État du Rio Grande do Sul ont frappé plus durement les communautés noires et autochtones. En Inde, les crues récurrentes de l’Assam, région particulièrement vulnérable au changement climatique, ont mis en lumière l’inefficacité des infrastructures de prévention. Même dans les pays riches, comme le Japon, la fragilité persiste : un puissant séisme en janvier 2024 a rappelé l’importance de la résilience locale.
Le drame se complexifie dans les zones où conflits et catastrophes se superposent. Dans l’est de la RDC, les crues ont frappé des régions déjà ravagées par les combats, coupant les axes d’aide humanitaire et provoquant des pénuries alimentaires. À Gaza, où près de 90 % de la population avait déjà été déplacée au début de l’année, les offensives militaires successives ont forcé les habitants à fuir à plusieurs reprises. Cette spirale du déplacement répété, souvent à l’intérieur de zones dites “sûres”, aggrave la vulnérabilité des personnes et réduit à néant les maigres espoirs de retour à la normale.
Le rapport pointe un problème structurel : l’incapacité chronique des États à offrir des solutions durables. Les déplacés internes ne bénéficient que rarement d’un soutien institutionnel permettant de reconstruire leur vie. Certains pays ont pourtant montré la voie : la Colombie, par exemple, suit ses populations déplacées sur le long terme via un système de suivi mis en place par l’Unité pour les victimes. Le Bangladesh, régulièrement frappé par les crues, a adopté une stratégie nationale de déplacement interne couplée à un plan d’action s’étalant jusqu’en 2042. Les Philippines, quant à elles, ont intégré le droit à l’éducation des enfants déplacés dans leur législation post-catastrophe.
Mais de tels exemples restent trop rares, et le financement ne suit pas. La majorité des déplacés internes vivent dans des pays à revenu faible ou intermédiaire, alors même que l’aide humanitaire internationale est en recul. Les mécanismes de financement climatique, les fonds pour les pertes et dommages, ou encore les institutions financières multilatérales comme la Banque mondiale sont appelés à combler ce vide. Pourtant, les décaissements se font au compte-gouttes, souvent faute de données fiables ou de capacités institutionnelles suffisantes pour monter des projets.
C’est pourquoi le rapport insiste sur l’importance vitale de la donnée. Sans mesure précise, pas de visibilité. Sans visibilité, pas de stratégie. L’IDMC, grâce à un réseau mondial de partenaires et à une méthodologie rigoureuse de validation des chiffres, joue un rôle central dans la constitution d’un socle de données harmonisées sur les déplacements internes. Ce travail est devenu d’autant plus crucial que la collecte d’information est menacée par des coupes budgétaires et des priorités politiques changeantes.
Au-delà des chiffres, le rapport rappelle que le déplacement interne n’est pas qu’un problème humanitaire : c’est un enjeu politique, économique, éducatif et climatique. Il concerne la cohésion sociale des États, la stabilité des régions, l’avenir des enfants privés d’école, l’accès aux soins ou encore les inégalités de genre et d’ethnicité. Il est aussi un miroir de nos échecs collectifs, une mesure silencieuse de l’érosion des droits les plus élémentaires.
À l’approche de l’échéance des Objectifs de développement durable de 2030, l’absence de progrès sur la question des déplacés internes compromet l’ensemble de l’agenda international. Le rapport sonne comme un appel : celui de ne pas reléguer dans l’ombre des millions de femmes, d’hommes et d’enfants dont la vie a été bouleversée — non pas par un choix, mais par une tragédie.