Alors que les bruits de bottes résonnent à nouveau et que les équilibres fragiles de la planète vacillent, le Moyen-Orient cristallise les tensions d’un monde en recomposition. Entre ambitions nucléaires, affrontements asymétriques et paralysie diplomatique, l’Histoire semble bégayer. Mais cette fois, le basculement pourrait être irréversible.
Lorsqu’on se penche sur l’Histoire telle qu’elle nous a été enseignée, un malaise s’installe : les grandes guerres mondiales ont souvent émergé d’un entrelacs de tensions similaires à celles que nous connaissons aujourd’hui. La Première Guerre mondiale, déclenchée par l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, révélait les ravages des nationalismes ethniques et des ambitions territoriales. Vingt-cinq ans plus tard, la montée des dictatures et l’impuissance de la Société des Nations allaient précipiter le monde dans un second cataclysme.
Aujourd’hui, l’Histoire ne se répète pas — elle se transforme. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 et l’attaque du 7 octobre 2023 contre Israël ont brutalement révélé une réalité : la géopolitique mondiale n’est plus fragmentée, elle est interdépendante. Ces deux crises, bien que distinctes, sont les symptômes d’un système international déjà miné par les séquelles de la guerre en Syrie, les antagonismes chiites-sunnites, ou encore la rivalité sino-américaine. Ce qui paraissait appartenir au passé se recompose aujourd’hui sous nos yeux en un puzzle de tensions où chaque pièce menace d’enclencher l’irréparable.
Dans Engrenages, Pierre Lellouche dresse un constat glaçant. L’ONU, autrefois pilier du multilatéralisme, semble paralysée, impuissante à contenir les conflits majeurs. L’Europe, minée par ses divisions internes, peine à adopter une ligne commune face aux défis stratégiques. Pendant ce temps, la course aux armements reprend de plus belle, les doctrines autoritaires s’affirment, et la démocratie libérale vacille. Les États-Unis eux-mêmes, tiraillés entre isolationnisme et devoir d’intervention, semblent au bord de l’inéluctable engagement militaire global.
Le Moyen-Orient, comme souvent dans l’Histoire, devient l’épicentre de ces recompositions. La « balkanisation » de cette région-clé est désormais une réalité, nourrie par les fractures confessionnelles et les ambitions concurrentes. L’Iran, sous le régime des mollahs depuis 1979, a patiemment étendu son influence d’un « arc chiite » allant de Téhéran à Beyrouth, en passant par Bagdad et Damas. Sa stratégie, fondée sur une combinaison d’idéologie révolutionnaire et de pragmatisme géopolitique, s’est révélée redoutablement efficace.
Contrairement aux accusations infondées portées jadis contre Saddam Hussein, le programme nucléaire iranien repose sur des faits avérés. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) évoque un seuil critique de matières fissiles. L’Iran, disposant du plus vaste arsenal balistique de la région, pourrait transformer un affrontement local en conflagration régionale. Israël, bien que technologiquement supérieur, fait face à un épuisement stratégique et humain, engagé sur plusieurs fronts, isolé sur la scène diplomatique, et traversé par des fractures internes profondes. Benjamin Netanyahou, fragilisé, semble jouer sa survie politique en même temps que celle de l’État hébreu.
Pour les monarchies du Golfe, cette situation n’est pas sans ironie. L’affaiblissement potentiel de l’Iran apparaît, en coulisse, comme une opportunité stratégique. L’Arabie saoudite en particulier entrevoit une chance de sécuriser ses ambitions régionales, tout en maintenant une posture de neutralité prudente.
L’Europe, quant à elle, oscille entre ses principes humanitaires et ses réalités stratégiques. Longtemps critique envers la politique israélienne à Gaza, elle se range aujourd’hui plus clairement derrière Tel-Aviv dans sa confrontation avec Téhéran. Un virage pragmatique qui reflète une époque où les valeurs cèdent souvent le pas à la realpolitik.
La Chine, fidèle à son positionnement prudent, ne soutiendra jamais militairement l’Iran. Mais elle continuera à jouer le rôle de médiateur intéressé, soucieuse de sécuriser ses approvisionnements énergétiques. La Russie, absorbée par son conflit en Ukraine, exploite néanmoins les tensions pour maintenir son influence au Levant et détourner l’attention de son enlisement.
Au cœur de cette vaste recomposition stratégique, certaines questions restent brûlantes. Le réseau iranien activera-t-il ses relais dans la région pour cibler Israël ou les intérêts américains ? Le régime des Gardiens de la révolution peut-il être renversé de l’intérieur par un soulèvement populaire ? La jeunesse iranienne, éduquée, connectée, pourra-t-elle un jour imposer un tournant démocratique à la théocratie ?
La crise actuelle n’est pas une simple parenthèse violente, mais un moment charnière. Au-delà du conflit militaire, c’est l’avenir des équilibres mondiaux qui se joue ici. L’embrasement potentiel de la région menace l’approvisionnement énergétique mondial, la stabilité des marchés et la sécurité globale. À chaque montée des tensions, le risque d’une erreur stratégique irréversible augmente.
Et pendant ce temps, les tragédies humaines s’accumulent. Gaza, otages israéliens, civils palestiniens, populations libanaises, kurdes, syriennes, iraniennes, tous paient le prix d’une géopolitique devenue inhumaine. Face à l’impasse, les puissances temporisent, reculent ou se préparent — mais qu’en est-il des peuples ?
« Je suis l’ami de l’humanité (…) je ne règne pas par la peur mais par la justice », disait Cyrus le Grand. En évoquant cette figure fondatrice d’un empire bâti sur la tolérance et la loi, surgit une interrogation essentielle : le Moyen-Orient sera-t-il capable d’engendrer un nouveau leadership éclairé ou restera-t-il le théâtre des passions destructrices d’un monde déboussolé ?
Peut-être faut-il, dans cette heure sombre, se rappeler que les civilisations ne meurent pas que sous les bombes : elles meurent de ne plus croire en elles-mêmes. Le défi n’est donc pas seulement militaire, il est aussi moral, civilisationnel et humain.