Le Soudan otage de son État profond islamiste

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By Inès Armand

Alors que la guerre ravage le pays, le conflit entre les forces armées et les milices paramilitaires révèle la persistance d’un système idéologique et sécuritaire hérité du régime d’Omar el-Béchir. Une structure enracinée qui cherche à survivre, quitte à entraîner le pays vers l’effondrement.

Cinq ans après la chute d’Omar el-Béchir, le Soudan s’enfonce dans une guerre qui dépasse largement le face-à-face entre deux commandants rivaux. Le conflit qui oppose les Forces armées soudanaises (FAS) aux Forces de soutien rapide (FSR) révèle la résilience d’un système idéologique et sécuritaire façonné durant trois décennies de régime islamiste, et aujourd’hui déterminé à survivre — même au risque d’entraîner la désintégration du pays.

Lorsque la révolution de 2019 a balayé el-Béchir, nombre d’observateurs ont cru assister à la fin d’un régime théocratique mêlant pouvoir militaire et idéologie religieuse. Or, une grande partie de cette architecture politique s’est simplement repliée dans l’ombre. Protégés par leurs réseaux au sein de l’armée et des services de sécurité, les cadres de l’ancien système ont conservé influence et moyens. Ils constituent aujourd’hui l’ossature du commandement militaire, largement dominé par un courant islamiste qui voit dans le conflit actuel une opportunité de restaurer son projet politique.

Depuis son coup d’État de 2021, le général Abdel Fattah al-Burhane apparaît comme le garant des intérêts de ce noyau islamiste. Alliés aux Frères musulmans soudanais, ses soutiens dans l’armée et la bureaucratie l’envisagent à la fois comme protecteur et instrument : celui qui peut préserver leurs privilèges et ramener l’ordre ancien. Cette alliance explique l’intransigeance de l’armée dans les négociations. Accepter un compromis signifierait ouvrir la voie à un retour des civils — dont beaucoup issus de la révolution — et risquer le démantèlement des réseaux politico-financiers qui cimentent l’État profond.

Le mois dernier, l’armée a refusé un plan de paix soutenu par les États-Unis, l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis. Le texte prévoyait un cessez-le-feu, l’accès humanitaire et une transition vers un pouvoir civil. Pour le courant islamiste au sein des FAS, ce projet représentait une menace existentielle. Il imposait une coopération avec des forces civiles qualifiées de « laïques » ou d’« alignées sur l’Occident », une perspective perçue comme une trahison. Mieux valait alors poursuivre la guerre et préserver l’appareil idéologique que céder aux exigences internationales.

Cette logique de confrontation montre toutefois ses limites. Fin octobre, les FSR ont pris El-Fasher, la dernière grande ville du Darfour encore sous contrôle gouvernemental. La chute de ce bastion, après des mois de siège et de violences, a mis à nu la fragilité du commandement militaire. Le Darfour est désormais presque entièrement aux mains des FSR. Les FAS, elles, se replient autour de Port-Soudan et de quelques zones du nord. L’armée apparaît affaiblie, divisée entre officiers professionnels et idéologues islamistes, tandis que ses alliés régionaux expriment ouvertement frustration et lassitude.

Profitant du chaos, diverses figures de l’ancien Parti du congrès national réapparaissent dans l’espace politique. Parmi elles, Ahmed Haroun, recherché par la Cour pénale internationale, qui évoque son retour. D’autres se présentent comme défenseurs de la stabilité, misant sur une opinion publique épuisée. Mais cette résurgence n’annonce pas de renouveau. Elle signale la tentative d’un retour de l’ancien système, toujours piloté par les mêmes élites sécuritaires et idéologiques.

En réalité, le conflit soudanais oppose aujourd’hui deux visions de l’État : l’une, héritière de l’appareil islamiste d’el-Béchir, déterminée à restaurer un autoritarisme religieux ; l’autre, issue de la révolution de 2019, qui continue de réclamer une gouvernance civile et démocratique. Les généraux gagnent peut-être du temps par les armes, mais ils perdent la bataille de la légitimité. Leur rejet de la paix protège leurs intérêts immédiats, mais condamne le pays à l’effondrement institutionnel et humanitaire.

La communauté internationale, elle, se retrouve face à un dilemme : considérer l’armée comme garante de la stabilité revient en réalité à conforter les acteurs qui tirent profit du chaos. Le véritable espoir pour le Soudan repose sur le soutien aux forces civiles, seules capables de remettre sur pied la transition avortée de 2019. Tant que l’État profond islamiste ne sera pas démantelé, aucune paix durable ne pourra se construire. Le drame du Soudan n’est pas seulement une guerre entre deux factions ; c’est la lutte inachevée contre un système qui refuse de mourir.

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