Martin Lagarde, Observatoire Géostratégique de Genève
La position géostratégique française est constamment débattue, repoussée en Afrique de l’Ouest ; figure de proue d’une Europe plus que jamais soudée, la France opère sur tous les terrains stratégiques. Toutefois, malgré une actualité brûlante, la présence Française au Moyen-Orient semble floue pour le grand public.
Alors que j’écris ces lignes, l’accueil controversé du Président syrien de transition, Ahmed al-Charaa à l’Élysée enflamme les différents bords politiques. Toutefois, cet évènement reflète précisément le sujet qui suit : la complexité de la stratégie diplomatique française au Moyen-Orient.
L’influence française au Moyen-Orient s’ancre au début du XXe siècle dans le cadre des accords Sykes-Picot de 1916. Ce partage du Levant redessine la carte régionale : création du Grand Liban, rattachement de Mossoul au mandat britannique, et promesses faites aux Arabes d’un royaume indépendant, en grande partie abandonnées. Plus tard, la Seconde Guerre mondiale est décisive pour l’autorité de la nation tricolore, la rivalité entre le régime de Vichy et les Forces françaises libres s’exporte en Syrie et au Liban. Ce désordre mènera à la reconnaissance de la souveraineté des deux nations, en 1944. La guerre froide marginalise l’Hexagone qui peine à trouver sa place dans une région dominée par l’influence américaine et soviétique. L’affaire du Canal de Suez en 1956, illustrée par la nationalisation de l’ouvrage par le Président égyptien Gamal Abdel Nasser est le symbole du déclin des anciennes puissances coloniales. Incapable d’agir sans l’aide des États-Unis, la France et le Royaume-Uni voient leur autorité et leur légitimité sérieusement mises à mal au Moyen-Orient. À la fin du XXe siècle, c’est une France plus prudente et multilatérale qui opère sur le théâtre oriental. Consciente qu’elle ne peut plus exercer seule au Moyen-Orient, elle choisit de briller par son inaction, en décidant de ne pas s’engager aux côtés des États-Unis pour combattre en Irak en 2003.
I. Point de situation sur la présence militaire Française au Moyen-Orient
À ce jour, la France maintient une présence militaire significative dans la région du Moyen-Orient. La consolidation des livres blancs successifs a inscrit la volonté d’établir une base stratégique permanente aux Émirats Arabes Unis, inaugurée en 2009, et comptant environ 700 soldats. Les Forces Françaises aux Émirats Arabes Unis (FFEAU) constituent un point d’appui majeur dans une zone clé, et participent à la coopération régionale et bilatérale à travers des exercices interarmées. Cette base offre également au commandement français une autorité opérationnelle élargie sur une zone maritime couvrant l’ensemble de l’océan indien, dans le cadre des responsabilités du commandement ALINDIEN, à la croisée d’enjeux stratégiques et diplomatiques au contact direct d’acteurs majeurs tels que l’Inde et l’Indonésie.
De plus, la poursuite de l’Opération CHAMMAL, entamée en 2014 à la demande du gouvernement irakien, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, permet à l’armée de l’Air Française une coopération bilatérale plus étroite et illustre l’importance des forces françaises dans la région. Cette entente s’inscrit dans le cadre de la Partner Nation Integration (PNI) dont les séquences régulières d’entraînement participent au renforcement de l’interopérabilité entre la France et l’Irak.
Enfin, la France déploie des soldats aux côtés de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL), présente depuis 1978 et renforcée depuis 2006. Les missions sont principalement passives, elles consistent à surveiller la Ligne Bleue, à effectuer des patrouilles terrestres et maritimes et un travail de coopération directe avec les Forces armées Libanaises. Depuis l’attaque du 7 octobre et les réponses successives d’Israël, la FINUL alerte sur le risque d’un embrasement régional du conflit.
II. La diplomatie par la vente d’armes, secteur clé de la présence Française
Forte d’une longue tradition, l’industrie de défense est un secteur technologique d’excellence, d’intérêt majeur pour le positionnement de Paris à l’international. Elle est structurée autour de grands groupes comme Thales, Dassault Aviation, Safran, Naval Group ou encore MBDA. La vente d’armes, dans un monde en perpétuel crise est un mal nécessaire, en ce sens que ce commerce représente, en plus de l’aspect économique, la concrétisation de la politique étrangère Française.
Le Moyen-Orient constitue depuis plusieurs décennies un marché stratégique pour les exportateurs d’armement. Depuis le conflit russo-ukrainien, la France est devenue le deuxième exportateur mondial d’armement, dont près de 34% des ventes sont destinées à des États du Moyen-Orient. Région instable, marquée par des conflits récurrents, des tensions géopolitiques persistantes et une course aux armements régionale, c’est aussi une zone où les budgets militaires sont parmi les plus élevés au monde.
Au fil des années, la France a su trouver sa place d’exportateur, développer une clientèle durable et s’affirmer comme un partenaire auprès des puissances du Golfe. Concrètement, l’Égypte, le Qatar et les Émirats Arabes Unis représentent les principaux partenaires de la zone, avec des contrats marquants :
- Qatar : 24 Rafale commandés en 2015 (6,3 milliards €) et 12 supplémentaires en 2018.
- Égypte : 24 Rafale livrés à partir de 2015 (5,2 milliards €), puis 30 avions supplémentaires commandés en 2021 pour près de 4 milliards €.
- Émirats arabes unis : contrat historique de 80 Rafale signé en décembre 2021 (valeur estimée à 16 milliards €), accompagné de missiles air-air de MBDA et d’autres équipements.
À eux seuls, ils représentent plus de 50 % des exportations françaises entre 2014 et 2023 selon le dernier rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France de 2024. Les Émirats s’illustrent comme le principal client avec des achats totaux de plus de 14 milliards d’euros. L’Égypte suit de près avec une approche très similaire de près de 13 milliards d’euros au cours de la même période.
Il faut voir derrière la portée économique de ces contrats, une affirmation stratégique de la présence de Paris. Des relations bilatérales à long terme : derrière chaque vente de Rafale, étendard de l’arsenal français, se cache un maillage plus large de relations politiques et militaires. Concrètement, c’est un transfert de compétences, de formation de personnels, de modernisation et de construction d’infrastructures. Ce suivi est bénéfique à l’Hexagone dans la mesure où il permet un dialogue régulier entre états, favorisant les coopérations, qu’elles soit militaires ou culturelles. La France, par exemple, organise ou participe à des manœuvres navales et aériennes avec l’Arabie saoudite, le Qatar ou les EAU. Les ventes d’armes apparaissent donc comme une composante essentielle de la diplomatie de défense française, permettant d’assurer une présence certaine sans stationner de troupes sur place. L’objectif est clair, comme le souligne également le Rapport sur les Exportations, qui met en avant la nécessité de ces contrats comme un levier de stabilisation : “Dans un contexte régional caractérisé par de fortes tensions, les exportations françaises vers certains pays du Moyen-Orient s’inscrivent dans une démarche de soutien à des partenaires engagés pour la sécurité régionale. Ces exportations sont encadrées par une procédure rigoureuse d’octroi des licences, fondée sur la Position commune 2008/944/PESC de l’UE et dans le strict respect du droit international, notamment du droit international humanitaire.”
Prônant une exportation dite “responsable”, les licences sont soumises à une analyse selon les critères de la Position commune de l’UE ainsi qu’au respect du droit international humanitaire.
Enfin, bien qu’elle ait un effet positif sur le renforcement de la France à l’international, la vente d’armes soulève une image ambivalente. Ce commerce est contesté par certaines ONG, médias et parlementaires pour des raisons d’implications dans des conflits actuels (guerre au Yémen). L’ambiguïté d’une France qui ne respecterait pas ses engagements internationaux nuit à l’image de Paris comme puissance humaniste.
III. La Francophonie au Moyen-Orient : la langue de Molière comme outil d’influence
La zone MENA (Middle East and North Africa) compte cinq membres de plein droit de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), parmi lesquels l’Égypte, le Liban, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie, ainsi que deux membres associés, les Émirats arabes unis et le Qatar. L’essor de la Francophonie souffre d’un certain recul avec le retrait récent de trois pays de l’Afrique de l’Ouest. Il est alors nécessaire de s’interroger sur ce pilier culturel dans la région du Moyen-Orient.
Le cas du Liban
Héritage historique, le Liban entretient des relations étroites avec l’hexagone, ancien mandataire. Près de 38% de la population étant francophone, le français y est enseigné comme une langue seconde dans les écoles et universités libanaises. Bien que largement pratiquée, la langue de Molière souffre de l’avancée de l’anglais et de l’arabe. Toutefois, les liens culturels, ainsi que la présence d’instituts et de centres linguistiques maintiennent la langue française en bonne position.
Coopération universitaire et culturelle
Fort d’un vaste réseau culturel français à l’étranger, la région du Moyen-Orient n’est pas en reste avec une trentaine d’entités. Un regroupement de SCAC (Service de coopération et d’action culturelle) des Ambassades aux Instituts Français, en passant par les centres de recherches tels que l’IRMC de Tunis et le DEAC au Caire. Ce maillage facilite grandement l’insertion des étudiants français dans ces pays, permettant une immersion totale ainsi que l’apprentissage de coutumes, des cultures, et surtout d’une langue riche en dialectes. Enfin, il faut souligner l’accord de coopération internationale entre l’Université Paris IV et le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de l’émirat d’Abu Dhabi, créant en 2006 l’université Sorbonne Abu Dhabi. Cette initiative prend forme avec la volonté pour l’émirat de développer son enseignement supérieur, profitant du déclin de Beyrouth comme bastion de la francophonie.
IV. Coopération économique et essor industriel
Le secteur économique est un pilier essentiel dans l’entente entre la France et le Moyen-Orient. Au-delà de la vente d’armes, de nombreuses entreprises françaises sont implantées dans la région. TotalEnergies est un pilier du domaine énergétique, présent au Qatar avec l’exploitation gazière et aux Émirats. Vinci, Alstom et Bouygues développent également des plans d’infrastructures comme les métros, stades ou aéroports. Cette coopération passe aussi par les services de l’État français, des institutions comme Business France ou les ambassades soutiennent activement les entreprises via des sommets économiques.
Pour illustrer, l’initiative Vision Golfe 2024, qui s’est tenu au Ministère de l’Economie à Paris, a marqué une étape importante dans le renforcement des relations économiques entre la France et le Conseil de Coopération du Golfe (CCG). Il en ressort une volonté affirmée d’une entente plus étroite entre la France et les pays de la zone ainsi que des initiatives concrètes comme l’accord signé entre l’Autorité des ports saoudiens (MAWANI) et le Grand Port Maritime de Marseille Fos, visant à renforcer les connexions maritimes. De même, la création du « France Lab » à l’Université Mohamed Bin Zayed d’intelligence artificielle à Abou Dhabi souligne l’importance de la relation franco-émirienne sur des sujets innovants. La conférence s’est conclue par les mots du PDG de Business France, Laurent Saint-Martin : “Dans un monde confronté à des crises de toutes sortes et à des tensions importantes au Proche et au Moyen-Orient, Business France, aux côtés de ses partenaires du Golfe, a choisi de construire des ponts. En s’appuyant sur le partage d’expertise, les échanges culturels et les opportunités d’investissement mutuel, Vision Golfe cherche à créer un avenir résilient et prospère avec nos partenaires exceptionnels du Golfe, avec lesquels la France entretient une coopération bilatérale de grande qualité. J’espère que nous saurons, individuellement et collectivement, répondre aux attentes et aux besoins de nos partenaires du Golfe, dont le niveau d’exigence doit nous interpeller. La compétition est rude. Soyons à la hauteur”
V. Paris au centre du jeu : médiateur ou acteur ?
La stratégie diplomatique de l’hexagone semble axée sur le dialogue, une volonté de parler avec tout le monde, sans prendre de décision hâtive ou irréversible. En somme, un rôle de médiateur. Dans un Moyen-Orient en constante recomposition, Paris ne manque pas d’affirmer une posture d’intermédiaire crédible notamment face au retrait de l’influence américaine et britannique sur la zone.
La posture française, dictée par son président Emmanuel Macron s’illustre par une série d’interventions ciblées. La crise politique libanaise de 2017 introduit cette vision du chef d’État sur le théâtre moyen-oriental, il accueille personnellement le Premier Ministre Saad Hariri, et permet de calmer l’escalade entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. La méthode française se distingue par une volonté d’ouverture diplomatique vers toutes les parties impliquées, sans adopter une ligne idéologique rigide. Paris a entretenu un dialogue aussi bien avec les dirigeants saoudiens et israéliens qu’avec les autorités iraniennes, affichant sa volonté de maintenir des canaux ouverts et de préserver l’accord sur le nucléaire iranien, malgré les réticences de Washington, qui s’en est finalement écartée en 2018.
Enfin, concernant le conflit israélo-palestinien, au cœur de l’actualité internationale, la France se déclare favorable à une solution à deux États (résolution 181 de l’Assemblée générale des Nations unies) selon les sources officielles du ministère des Affaires Étrangères français. Elle intensifie son aide humanitaire aux populations palestiniennes. Au 30 septembre 2024, sa contribution s’élevait à 200 millions d’euros en faveur des civils palestiniens. Par ailleurs, les relations franco-israéliennes connaissent certaines tensions notamment depuis qu’Emmanuel Macron a voté en faveur de résolutions onusiennes demandant la fin de l’occupation israélienne en Palestine. La position française sur ce conflit illustre la position complexe que Paris cherche à maintenir dans la région, affirmant son désir de jouer le rôle de puissance médiatrice.
En guise de conclusion, le Moyen-Orient reste pour Paris une région clé. La stratégie adoptée repose sur une présence militaire discrète, des liens économiques forts et la longévité de la coopération culturelle et universitaire. Se poser en puissance médiatrice est un projet ambitieux, tant il est difficile de s’affirmer sur un théâtre aussi mouvant. La France doit se rendre compte qu’elle joue sa crédibilité sur sa capacité à proposer des solutions et à construire des ponts plutôt qu’à choisir des camps.
SOURCES
• Actualités CCI : La Chambre franco-arabe souhaite une progression des relations économiques entre la France et les Etats du Golfe
• Conflits : Que reste-t-il de l’influence française au Moyen-Orient ?
• Fondation Jean-Jaurès : Pourquoi la France a un rôle à jouer au Moyen-orient
• Libération : La Francophonie au Moyen-orient : un enjeu de civilisation
• Ministère des Armées : Formation du quatrième bataillon du Désert irakien par la Task Force LAMASSU
• Ministère des Armées : Coopération bilatérale France/Irak –
• Ministère des Armées : Rapport au Parlement 2024 sur les exportations d’armement de la France
• Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères : Un réseau pour les échanges culturels
• Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères : Processus de paix / Dossier Israel Palestine
• Ministère de l’Économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique : France-Émirats : un partenariat stratégique en pleine expansion
• Organisation Internationale de la Francophonie : Afrique Nord et Moyen-orient
• Public Sénat : La France en quête d’un rôle de médiateur au Moyen-Orient