Les drones : la nouvelle arme des pauvres ?

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By OGG

Par Anthony TRAD, analyste en sécurité et président de STRADEGY Advisory *

Dans un monde où les relations de pouvoir mondiales restent profondément asymétriques, les drones changent la donne. Peu coûteux, adaptables et remarquablement efficaces, ils permettent désormais à des acteurs longtemps marginalisés – qu’ils soient étatiques ou non étatiques – de défier – et parfois même de vaincre – des adversaires traditionnellement supérieurs.

À la fois éclaireurs, messagers et cavaliers de la guerre moderne, les drones percent les défenses, guident l’action et confèrent un avantage tactique. Du renseignement en temps réel aux frappes de précision, ils redéfinissent l’accès au pouvoir et remodèlent les outils de dissuasion.

En bouleversant les hiérarchies traditionnelles, les drones transforment la guerre et, avec elle, la nature même du pouvoir. Omniprésents sur les champs de bataille, mais absents des traités, ils sont devenus l’arme asymétrique de prédilection et un casse-tête stratégique et éthique majeur.

Bienvenue à l’ère de la guerre à bas prix.

La dissuasion coûte-t-elle encore des milliards ? Plus maintenant, grâce aux drones bon marché.

Le drone n’est pas l’arme des pauvres, c’est l’arme de ceux qui doivent faire plus avec moins. Frapper sans déclarer la guerre. Dissuader sans dominer. Menacer sans paraître excessif. Dans un monde où chasseurs furtifs, satellites et missiles balistiques restent l’apanage des grandes puissances, ces machines sans pilote brisent le monopole de la supériorité aérienne. Accessibles, efficaces, précises, elles redistribuent les cartes. Et à un prix imbattable.

Aujourd’hui, pour quelques centaines de dollars, un drone commercial modifié peut neutraliser un char, perturber les lignes de ravitaillement ou cibler un général caché à des kilomètres derrière les lignes ennemies. Le déséquilibre ne réside plus dans la puissance de feu, mais dans le coût d’entrée. Les drones « symétrisent » sans égaliser : ils ne rétablissent pas l’équilibre, mais offrent aux acteurs plus faibles et plus agiles une marge stratégique que la guerre conventionnelle leur refusait autrefois.

La Turquie l’a compris avant tout le monde. En moins d’une décennie, Ankara est devenue l’un des premiers exportateurs mondiaux de drones grâce à son Bayraktar TB2, aujourd’hui vendu à plus de 30 pays. À moins de 5 millions de dollars pièce – vingt fois moins cher qu’un F-35 – le TB2 offre une autonomie de 24 heures et une efficacité éprouvée sur le terrain : Syrie, Libye, Haut-Karabakh, Ukraine… et bien d’autres. En 2024, les exportations turques de drones ont dépassé les 2 milliards de dollars. Ankara n’a pas seulement construit un drone robuste surnommé la « Kalachnikov du ciel », elle a créé un marché entier et, avec lui, un modèle stratégique que d’autres puissances moyennes tentent désormais de reproduire.

Les drones ne remplacent pas les armées traditionnelles. Ils les complètent, les augmentent et les réorientent, synchronisant frappes et reconnaissances avec l’artillerie et l’infanterie. Mais surtout, ils démocratisent des fonctions autrefois réservées aux puissants : surveillance en temps réel, ciblage de précision, exposition humaine réduite. Un État aux ressources militaires limitées peut désormais ralentir, épuiser ou déstabiliser un adversaire plus fort, sans armée massive ni alliances coûteuses et contraignantes. Les drones n’ont pas rendu la guerre plus juste, ni sa conduite plus noble. Ils ont simplement modifié la liste de ceux qui peuvent la mener ou y résister.

Les drones redessinent-ils les rapports de force entre États ? Plus que jamais.

Les drones ont rendu possible une forme de résistance que l’asymétrie rendait autrefois impensable. Confrontée à l’un des plus grands arsenaux militaires du monde et privée de l’implication directe des troupes de l’OTAN, l’Ukraine, fortement dépendante des financements occidentaux et dépourvue d’équipement lourd, s’est tournée vers une doctrine de guerre par drones improvisée, mais meurtrière. Pour moins de 1 000 dollars, des drones FPV imprimés en 3D localement ont été transformés en unités kamikazes, équipées d’engins explosifs improvisés, capables de détruire des chars T-90 coûteux, des systèmes de défense aérienne Pantsir et des plateformes logistiques russes.

D’ici 2024-2025, plus de 10 000 véhicules russes auraient été neutralisés par des drones, responsables de plus de la moitié des pertes russes sur le champ de bataille. D’ici 2026, l’Ukraine vise à produire 5 millions de ces armes à bas prix. Simples à fabriquer mais dévastateurs sur le plan tactique, ces drones ont permis à un État traditionnellement plus faible de tenir bon et de résister à la deuxième armée mondiale pendant trois années consécutives.

L’Azerbaïdjan avait déjà démontré le pouvoir perturbateur des drones lors de la deuxième guerre du Haut-Karabakh en 2020. En seulement 44 jours, Bakou a repris 90 % des territoires disputés qu’il n’avait pas réussi à reconquérir depuis trois décennies, sans supériorité aérienne et avec beaucoup moins de pertes qu’Erevan. La clé ? Une double stratégie de drones : les TB2 turcs ont fourni des renseignements en temps réel et coordonné des frappes d’artillerie quasi instantanées, tandis que les drones israéliens Harop ont mené des missions de décapitation ciblées contre les chars et les systèmes de défense aérienne arméniens.

Taïwan, pour sa part, se prépare déjà. Tout comme Kiev avant 2022, l’île fait face à un voisin plus puissant et expansionniste : la Chine. Consciente que le soutien militaire américain pourrait ne pas être garanti éternellement, Taipei investit dans une doctrine de défense décentralisée inspirée des récentes guerres asymétriques. Drones, capacités de frappe distribuées et tactiques de saturation font partie d’une stratégie où chaque mètre carré de territoire est transformé en zone d’usure, non pas pour gagner rapidement, mais pour rendre toute invasion lente, coûteuse et stratégiquement intenable.

Et pour les acteurs non étatiques : efficace ou illusoire ?

Les drones ne sont plus le monopole des États. Leur efficacité sur le champ de bataille, leur faible coût, leur disponibilité commerciale et leur adaptabilité tactique en ont fait l’arme de choix des acteurs non étatiques cherchant à frapper derrière les lignes ennemies. Mais avec des résultats mitigés.

Au Yémen, les Houthis ont été parmi les premiers à frapper des cibles stratégiques lointaines à l’aide de drones iraniens comme le Qasef-1 et le Shahed-136. L’attaque emblématique de 2019 contre les installations pétrolières d’Aramco en Arabie saoudite – qui a temporairement paralysé 50 % de la production pétrolière du royaume – a démontré la puissance perturbatrice d’un groupe terroriste. Depuis 2023, les Houthis déploient également des drones kamikazes pour cibler des navires commerciaux et militaires en mer Rouge, perturbant jusqu’à 15 % du trafic maritime mondial. En 2024, ils ont même frappé Tel-Aviv à 1 500 kilomètres de là ; une démonstration claire de leur portée déstabilisatrice.

Au Liban, le Hezbollah a développé une unité de drones depuis le début des années 2000, d’abord à des fins de reconnaissance, puis à des fins offensives. Mais leur efficacité est restée limitée en raison de la supériorité technologique d’Israël en matière de guerre électronique et de ciblage préventif. Les drones du Hezbollah ont fréquemment été interceptés par le Dôme de Fer israélien. Parallèlement, les forces israéliennes utilisent quotidiennement des drones tueurs pour cibler chirurgicalement les commandants du Hezbollah et décapiter systématiquement la chaîne de commandement du groupe.

Guerre facile ? Arme miracle ? Imbattable ? Pas tout à fait.

La leçon est double : le drone est une arme asymétrique, certes, mais imparfaite. Il ne garantit pas la victoire. Son efficacité repose sur une doctrine claire, une coordination tactique et un renseignement précis. Sans cela, malgré sa puissance, il reste vulnérable au brouillage, aux conditions météorologiques et à l’erreur humaine.

Sa prolifération mondiale pose déjà la question de la réponse à apporter. Contre les attaques en essaim ou furtives, les systèmes de défense aérienne traditionnels ne suffisent plus. Le défi aujourd’hui n’est pas seulement de posséder des drones, mais de les neutraliser. Israël développe l’Iron Beam pour compléter son Iron Dome. Les États-Unis testent des canons à micro-ondes. La Russie, pour sa part, utilise le brouillage électromagnétique pour neutraliser les drones FPV ukrainiens. L’ironie est flagrante : cette arme bon marché contraint désormais les grandes puissances à concevoir des antidotes coûteux.

Mais la véritable rupture est ailleurs. Les drones ont considérablement réduit le coût d’entrée en guerre. N’importe qui peut désormais frapper sans pilote, sans laisser de trace et sans déclaration de guerre officielle. Le conflit devient plus accessible et donc plus probable. Une frappe de drone peut être niée, désavouée ou noyée dans le bruit médiatique.

L’intelligence artificielle promet également de nouvelles ruptures. Des systèmes combinant reconnaissance faciale, imagerie thermique et apprentissage profond sont déjà testés pour automatiser le ciblage. Des frappes exécutées sans intervention humaine ? Sur le papier, moins d’erreurs. Mais en pratique, bien moins de responsabilité.

Et demain ? Réglementons avant qu’il ne soit trop tard

Le principal défi à venir est politique. Contrairement aux armes nucléaires, biologiques ou chimiques, qui ont suscité des réactions internationales rapides, il est étonnant qu’aucun cadre mondial n’existe actuellement pour réglementer l’utilisation militaire des drones. Pas de traité, pas de ligne rouge, pas de mécanisme de responsabilisation en matière de ciblage. L’arme la plus répandue de la décennie est aussi la moins réglementée. Ce n’est pas la machine qui tue, c’est l’absence de règles.

Il est temps d’agir. Les lois de la guerre restent trop floues pour réglementer les réalités techniques, stratégiques et éthiques des drones modernes. Comme pour les armes nucléaires et chimiques, le monde a besoin de toute urgence d’une Agence internationale de réglementation des drones – sur le modèle de l’AIEA ou de l’OIAC – pour définir et faire respecter des normes mondiales. Quatre piliers clés pourraient guider son mandat :

  • Transparence : Permettre des inspections ciblées, y compris l’analyse d’images post-frappe en cas de violations crédibles du jus in bello ;
  • Responsabilité : Interdire les frappes létales entièrement autonomes ; garantir la présence d’un « humain dans la boucle », même en cas de ciblage assisté par l’IA ;
  • Certification : Exiger des États qu’ils forment et certifient les opérateurs de drones en droit international afin d’inculquer la responsabilité morale et la retenue éthique ;
  • Contrôle : Restreindre les exportations de drones vers des régimes autoritaires, des entités non étatiques ou des zones de conflit ne respectant pas les normes internationales.

Si les drones sont la guerre de demain, leur utilisation doit être réglementée dès aujourd’hui, avant que l’accessibilité ne se transforme en chaos.

En résumé, les drones ne sont ni bons ni mauvais. Ils sont puissants. Et ce pouvoir, précisément parce qu’il est si accessible, doit être réfléchi, limité et assumé.

Elles ne sont l’arme ni des pauvres, ni des riches. Elles sont l’arme du présent. Et les moyens de les contrer appartiennent encore à l’avenir.

Les drones permettent désormais aux États vulnérables de survivre, de frapper, parfois même de gagner. Ils marquent le début d’une ère de guerre à distance, déshumanisée et asymétrique. Et c’est peut-être là la véritable rupture : les grandes puissances ne fixent plus seules les règles du jeu.

Si le XXe siècle a été marqué par la course au nucléaire et à l’espace, le XXIe pourrait bien être marqué par des guerres inhabitées et sans loi.

Sauf que cette fois, la compétition n’est plus réservée aux superpuissances. L’arme est déjà entre les mains de ceux qui refusent de respecter les règles de la guerre.

*Article original en anglais publié sur https://europolitik.org/

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