Par Yessine Mhiri – Analyste au sein de l’Observatoire géostratégique de Genève
L’Afrique et le Moyen-Orient ont toujours suscité l’intérêt des grandes puissances en raison de leurs richesse en ressources naturelles, offrant de nombreuses opportunités d’exploitation, notamment pour les nations occidentales. Cette richesse, combinée à l’instabilité chronique de ces régions, a favorisé un interventionnisme extérieur massif, particulièrement dans les États victimes de guerres civiles ou confrontés à des mouvements terroristes comme le Mali, la république centrafricaine, au Soudan etc. C’était notamment le cas en Syrie où le régime de Bachar al Assad était soutenu par la Russie et l’Iran, et les groupes rebelles par les États-Unis. À cela s’ajoutent les interventions d’autres acteurs comme la Turquie, ainsi que des pays occidentaux tels que la France, le Royaume-Uni et l’Australie.
La chute du régime syrien de Bachar el-Assad, suite à l’avancée décisive des brigades Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), pourrait profondément transformer la dynamique militaire en Méditerranée. L’évacuation des bases russes en Syrie, accompagnée du retrait de 4 000 combattants iraniens à la demande de Téhéran, obligerait Moscou à réévaluer sa stratégie dans la région. Cette réorganisation potentielle suscite une vive inquiétude en Libye, où le gouvernement d’unité nationale craint un renforcement significatif de la présence russe sur son territoire. Cette situation intensifie considérablement le conflit entre les deux autorités rivales qui luttent pour le pouvoir depuis la chute de Kadhafi en 2011 : à l’ouest, le gouvernement d’unité nationale dirigé par Abdelhamid Dbeibah et basé à Tripoli, reconnu par l’ONU, et à l’est, l’administration du maréchal Haftar, installée à Benghazi et soutenue par Moscou.

Cependant, il est possible de se demander si la chute du régime de Bachar al Assad, ne serait pas en partie liée à la diminution du soutien russe, affaibli par la guerre en Ukraine et la réorientation des ressources vers ce conflit. Dans cette perspective, bien que la chute du régime syrien puisse entraîner une augmentation de l’appui russe au général Haftar, il semble peu probable que cet appui soit suffisant pour provoquer un renversement significatif de l’équilibre des forces entre les deux autorités rivales en Libye.
En tout état de cause, il est indubitable que la Russie figure parmi les États ayant le plus renforcé leur influence en Afrique ces dernières années. Ses actions se traduisent par un approfondissement des relations avec les pays du Maghreb et d’Afrique subsaharienne ainsi que par une revitalisation des liens établis durant la guerre froide avec les pays d’Afrique australe.
Les ambitions stratégiques de la Russie en Afrique et au Moyen-Orient : entre expansion géopolitique et lutte contre l’influence occidentale
La Russie a depuis plusieurs années intensifié sa présence en Afrique et au Moyen-Orient, avec des objectifs stratégiques clairs et une approche qui s’inscrit à la fois dans une logique économique et géopolitique. Ces régions, riches en ressources naturelles, représentent pour Moscou une opportunité unique de renforcer son influence tout en défiant les puissances occidentales. La stratégie russe repose notamment sur un modèle transactionnel consistant à échanger des livraisons d’armes contre l’exploitation de ressources naturelles.

Un autre objectif majeur de la Russie est d’accéder à des territoires stratégiques, en particulier en Afrique du Nord et le long de la mer Rouge, pour asseoir une présence militaire durable et contrôler des points importants des routes maritimes mondiales. En Libye, Moscou soutient activement Khalifa Haftar, basé à l’est du pays, dans une tentative de sécuriser des bases navales ou militaires dans des ports stratégiques comme Tobrouk ou Syrte. Cette présence ferait peser une menace directe sur les forces de l’OTAN en Méditerranée et permettra de sécuriser des routes maritimes essentielles pour le commerce international. Dans cette même logique, au Soudan, la Russie négocie l’établissement d’une base navale à Port-Soudan, sur la mer Rouge, lui permettant de contrôler des passages cruciaux comme le canal de Suez et le détroit de Bab el-Mandeb, par où transite près de 30 % du commerce maritime mondial. Ces négociations, bien que mis entre parenthèses après la chute du régime de Al-Bachir restent d’actualité, puisque pas officiellement écartés. Ces avancées stratégiques visent à fournir à Moscou un levier économique et militaire majeur face aux puissances occidentales qui dépendent largement de ces axes commerciaux.
Dans le même temps, la Russie s’efforce de supplanter l’influence occidentale, notamment dans les pays africains confrontés à des vulnérabilités sécuritaires ou à un désengagement des puissances traditionnelles. En effet, en République Centrafricaine, le Kremlin fournit des armes et mobilise des sociétés paramilitaires comme le groupe Wagner (Africa Corps), pour sécuriser le régime en place, en échange de concessions minières et d’une influence politique croissante.

En Afrique de l’Ouest, le Mali, marqué par le retrait des forces françaises dans le cadre de l’opération Barkhane, est devenu un terrain privilégié pour la Russie. En comblant le vide sécuritaire laissé par la France, Moscou a rapidement noué des partenariats avec la junte militaire malienne, offrant un soutien militaire conséquent, notamment la société militaire privée Wagner, d’ailleurs présente dans plusieurs autres États africains, en échange d’un alignement politique et d’une rupture avec les alliances occidentales. La Russie profite des sentiments anti-occidentaux grandissants dans ces pays pour se présenter comme une alternative aux anciennes puissances coloniales en dénonçant le néocolonialisme.
En plus des pays où son interventionnisme militaire et économique est évident et affirmé, le Kremlin concentre depuis quelques années ses efforts sur le renforcement de son influence dans les pays du Maghreb. Parmi eux, l’Algérie, avec laquelle la Russie entretient des liens privilégiés depuis l’indépendance en 1962, et l’Égypte, partenaire historique depuis les années 1950. À cela s’ajoutent la Tunisie et le Maroc, où Moscou cherche également à développer des relations plus étroites pour étendre sa présence dans la région.
Les outils de l’influence russe en Afrique et au Moyen-Orient : le pragmatisme militaire, économique et culturel
La stratégie d’influence de la Russie en Afrique et au Moyen-Orient repose sur des méthodes distinctes et souvent non conventionnelles, combinant intervention militaire, coopération économique et propagande culturelle. Cette approche, à faible coût comparée aux investissements occidentaux ou chinois, s’avère néanmoins efficace pour étendre l’influence russe dans des contextes souvent marqués par l’instabilité politique et économique.
En effet, la particularité de Moscou c’est qu’elle adopte une approche flexible, mêlant des moyens officiels et irréguliers pour s’imposer dans ces régions. Parmi ces méthodes, on retrouve le déploiement de mercenaires, la désinformation, l’ingérence électorale, le soutien à des coups d’État, ainsi que des accords économiques pragmatiques, comme l’échange d’armes contre des ressources naturelles. La Russie privilégie donc une relation transactionnelle avec les États partenaires, fondée sur leurs besoins sécuritaires et économiques immédiats ce qui caractérise son attractivité.
Sur le plan militaire, la Russie s’est imposée comme un acteur principal sur les ventes d’armes. Entre 2018 et 2022, elle est devenue le premier exportateur d’armes vers l’Afrique, représentant 40 % des importations totales d’armements sur le continent. Des pays comme l’Algérie, l’Égypte et la Libye en Afrique du Nord, mais également le Mali, le Niger et l’Angola en Afrique subsaharienne, figurent parmi ses principaux clients. Ces ventes incluent des équipements variés, tels que des chars, des hélicoptères ou des systèmes de défense aérienne, souvent accompagnés de formations militaires et de transferts technologiques. Ces contrats renforcent l’autonomie militaire des États africains tout en consolidant l’influence russe dans des régions stratégiques. Ils lui octroient également des avantages économiques du fait de l’obtention de ressources naturelles en contrepartie de la vente d’armements.
Dans le même sens, sur le plan économique, bien que la Russie représente moins de 1 % de l’investissement direct étranger en Afrique, elle renforce sa présence commerciale, notamment après les sanctions occidentales imposées en 2014 et amplifiées en 2022 à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Les exportations de céréales, notamment le blé, constituent un pilier de cette coopération. En effet, 80 % du blé exporté par la Russie est destiné à des pays africains tels que l’Égypte, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, le Nigeria et l’Éthiopie, répondant ainsi à des besoins croissants sur un continent dont la dépendance alimentaire augmente avec la croissance démographique.
Par ailleurs, Les sociétés militaires privées (SMP), et notamment le groupe Wagner, jouent un rôle central dans cette stratégie. Présentes dans au moins six États africains (et présumées dans quatre autres), ces entreprises paramilitaires agissent sous couvert d’une indépendance apparente, bien que leurs liens avec le gouvernement russe soient avérés. Elles interviennent pour protéger des sites miniers, soutenir des régimes fragilisés ou participer activement à des conflits armés. Cette approche permet à Moscou de maintenir une certaine distance officielle tout en exerçant une influence directe sur le terrain.

En parallèle, la Russie investit dans l’influence culturelle et médiatique pour façonner l’opinion publique et renforcer son image. Des bourses d’études sont accordées aux élites africaines pour étudier en Russie, et des partenariats universitaires et culturels sont développés. De plus, Moscou soutient des médias locaux pro-russes et mène des campagnes de désinformation, souvent via les réseaux sociaux, visant à discréditer les gouvernements occidentaux et à promouvoir son propre modèle. Ce narratif s’appuie largement sur un discours anticolonial, présentant la Russie comme un partenaire alternatif face à l’héritage des anciennes puissances coloniales.
Cette stratégie combinée explique en partie pourquoi, lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies en mars 2022, 25 des 54 pays africains se sont abstenus ou ont choisi de ne pas condamner l’invasion russe de l’Ukraine. Ce positionnement, illustre l’efficacité de l’approche russe dans ces régions.
L’influence croissante de la Russie au Maghreb et en Afrique : entre alliances stratégiques et alternatives aux puissances occidentales :
Depuis quelques années, la Russie a redoublé d’efforts pour consolider ses relations avec les pays d’Afrique du Nord, une région d’une importance stratégique majeure. Si son implication en Libye est primordiale, notamment après la chute du régime de Bachar Al Assad Moscou s’emploie également à intensifier ses relations avec les États du Maghreb. Cela a été officiellement réaffirmé par Anton Kobyakov, conseiller du président russe, lors du Forum de partenariat Russie-Afrique à Sotchi, les 9 et 10 novembre 2024. À cette occasion, il a exprimé la volonté de la Russie de créer une zone de libre-échange avec les pays maghrébins, consolidant ainsi une approche économique et géopolitique concertée.
Les relations diplomatiques entre la Russie et les pays maghrébins s’appuient sur des bases déjà bien établies. Le cas du Maroc en est un exemple probant : depuis 2002, un partenariat stratégique lie Rabat et Moscou. Ce rapprochement s’est intensifié en 2016 lors de la visite du roi Mohammed VI en Russie, qui a abouti à la signature d’une Déclaration sur le Partenariat Stratégique Approfondi. De plus, Moscou a manifesté son intention de s’impliquer comme médiateur dans le conflit du Sahara occidental, une évolution notable pour une diplomatie traditionnellement alignée sur l’Algérie. Ce changement traduit une volonté d’approfondir la coopération avec le Maroc, vu comme une porte d’entrée stratégique vers le continent africain, tout en remettant en question l’influence américaine dans la région. Cette inflexion diplomatique n’a pas, à ce jour, fragilisé les relations étroites entre Moscou et Alger.
A ce titre, le partenariat entre la Russie et l’Algérie est également en plein essor, marqué par une continuité stratégique. Le 15 juin 2023, le président algérien Abdelmadjid Tebboune, et Vladimir Poutine ont signé une « déclaration sur un partenariat stratégique approfondi », poursuivant une coopération initiée dès 2001.

Cet accord couvre notamment les secteurs des hydrocarbures et de la défense, deux domaines cruciaux pour les intérêts algériens. En matière militaire, ce partenariat se traduit par des manœuvres conjointes, des transferts technologiques et des projets de coproduction. Ces engagements ont été illustrés par l’exercice naval mené en Méditerranée en novembre 2023, qui témoigne d’une volonté commune de garantir la sécurité maritime et de renforcer leur coopération militaire dans la région. Par ailleurs, l’adhésion envisagée de l’Algérie au forum des BRICS renforce l’importance stratégique de ses relations avec la Russie, dont l’appui est essentiel pour concrétiser cette ambition.
La Tunisie, quant à elle, connaît un tournant dans ses relations avec Moscou. Historiquement proche des puissances occidentales, notamment des États-Unis et de l’Union européenne, elle bénéficie depuis 2015 du statut d’allié majeur non-membre de l’OTAN, ce qui reflète sa dépendance militaire aux Occidentaux. Cependant, une dynamique de rapprochement avec la Russie s’est amorcée, comme en témoigne la rencontre entre Mohamed Ali Nafti, ministre tunisien des Affaires étrangères, et Sergueï Lavrov, tenue le 9 novembre 2024. Cette réunion a permis de discuter d’une coopération élargie dans les domaines commercial, scientifique, médical, pharmacologique et universitaire.
Malgré cette proximité historique avec les Occidentaux, des informations récentes ont évoqué des mouvements d’avions militaires russes sur l’île de Djerba en Tunisie. Bien que démenties par Moscou et non confirmées officiellement par le gouvernement tunisien, ces allégations reflètent une potentielle volonté tunisienne de diversifier ses partenariats stratégiques, fragilisant sans doute, ses relations traditionnelles avec les États-Unis et l’Union européenne. Par ailleurs, sur le plan économique, la Russie a considérablement accru ses exportations vers la Tunisie, notamment dans le secteur énergétique et agricole. Depuis 2022, Tunis a multiplié par trois ses importations de « houille, pétrole et dérivés » par rapport à l’année 2022. Elle a par ailleurs, importé plus de pétrole russe que sur les neuf années précédentes. Ce rapprochement s’est également étendu à la sphère politique, avec la signature d’un mémorandum de coopération entre l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE) tunisienne et la commission électorale russe.
Dans ce contexte, l’Égypte se positionne également comme un partenaire clé de la Russie depuis 1950, particulièrement depuis son intégration au forum des BRICS. La coopération économique et militaire entre les deux pays a connu une croissance notable, renforçant leur alignement stratégique. Il a d’ailleurs déjà été révélé en 2023, qu’un accord prévoyant la livraison de 40 000 roquettes de l’Égypte à la Russie était en cours de préparation. Face à cette situation, les États-Unis et l’Ukraine ont exercé des pressions à succès sur l’Égypte pour qu’elle reconsidère sa position.
Ainsi, Pour des pays comme l’Algérie, qui aspirent à rejoindre les BRICS, ou pour des États comme le Maroc et la Tunisie, qui cherchent à diversifier leurs alliances, la Russie joue un rôle d’interlocuteur privilégié. Dans ce sens, les avantages que pourraient apporter les autres pays des BRICS à l’image de la Chine favorisent une telle position favorisant la coopération. En effet, la Chine, occupe une place centrale dans les projets de développement africains. Bien que les investissements chinois ne créent généralement pas d’emplois locaux, ils apportent des infrastructures essentielles et contribuent à l’expansion économique des pays concernés.
Enfin, la tendance actuelle croissante des pays africains visant à réduire leur dépendance vis-à-vis des puissances occidentales est aussi à considérer. Le retrait des troupes françaises de plusieurs États (Mali, Niger, Tchad, etc.) illustre cette volonté d’émancipation. Dans ce contexte, la Russie, avec son discours anticolonial et ses partenariats sans conditions, apparaît comme une alternative attractive. Contrairement aux Occidentaux, qui lient souvent leurs aides et accords au respect des principes démocratiques et des droits de l’homme, Moscou privilégie des relations pragmatiques et transactionnelles. Ce modèle, bien qu’ambigu, s’inscrit dans une stratégie russe visant à s’imposer comme un acteur incontournable sur le continent africain, au Maghreb, et au Moyen-Orient.