Apprécié pour ses qualités humaines, le diplomate slovaque Fedor Rosocha porte un regard aiguisé sur la situation internationale et le rôle de l’ONU dans ce contexte particulièrement difficile, où l’avenir de la Genève internationale comme haut lieu de la diplomatie multilatérale est en jeu.
Propos reccueillis par Alain Jourdan
De 2017 à 2020, Fedor Rosocha a été directeur du Département des Nations Unies et des organisations internationales au sein du système des Nations Unies. Il a été ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire – représentant permanent de la République slovaque auprès des Nations Unies et des autres organisations internationales à Genève de 2009 à 2017. M. Rosocha a été directeur du Département de la diplomatie économique du ministère des Affaires étrangères de Slovaquie de 2008 à 2009.
L’Ambassadeur Rosocha a également été membre et président du Groupe consultatif (2010-2011) et vice-président (2011-2012) du Conseil des droits de l’homme à Genève. Il a été président du segment général de l’ECOSOC à Genève (2011). De 2010 à 2017, M. Rosocha a été chef de la délégation pour les rapports périodiques de la Slovaquie au CERD (Comité pour l’élimination de la discrimination raciale), au CAT (Comité contre la torture), au CESCR (Comité des droits économiques, sociaux et culturels) et au CDE (Bureau d’information auprès du CDE), (Convention relative aux droits de l’enfant), à Genève.
Il parle anglais, russe, français et serbe.
La Tribune des Nations (LTDN) : Avec l’expérience qui est la vôtre, qu’elle est, selon vous la première chose à changer pour que les Nations Unies retrouvent du crédit ? Faut-il réformer le fonctionnement du Conseil de sécurité comme le proposait Kofi Annan ? Ou faut-il aller encore plus loin ?
Fedor Rosocha (FR) : Il n’y a pas de paix sans développement, il n’y a pas de développement sans paix, il n’y a pas de paix et de développement sans droits de l’homme, les paroles de Kofi Annan résonnent et sont toujours d’actualité. Dans le monde d’aujourd’hui, les défis semblent se multiplier à une vitesse jamais vue auparavant. Les réalités sont de plus en plus complexes, mais une réorganisation fondamentale de l’ONU qui refléterait ces changements n’a pas encore eu lieu – bien que l’organisation ait célébré son 80e anniversaire l’année prochaine.
Les efforts en vue d’un repositionnement plus fondamental de l’ONU ont été lancés par le Secrétaire général dans sa vision intitulée « Notre programme commun ». Il présente des perspectives pour les 25 prochaines années et s’appuie sur les progrès déjà obtenus dans la pratique. L’objectif initial de la réforme était de lutter contre les abus sexuels pendant le maintien de la paix et d’atteindre la parité hommes-femmes au sein de la haute direction de l’ONU. Les étapes suivantes visaient à des adaptations plus étendues des piliers du développement, de la paix et de la sécurité, ainsi qu’à la gestion globale.
Malgré l’ambition et l’appétit existants de la part de (certains) membres de l’ONU pour une transformation plus perturbatrice, une réforme globale n’a pas eu lieu. Les différends politiques sur le positionnement et le pouvoir de l’ONU ont entravé toute possibilité de répondre de manière substantielle aux besoins plus larges de l’organisation et de la rendre plus adaptée à son objectif.
Lorsque l’on discute de la pertinence et de l’efficacité des Nations unies, la réforme du Conseil de sécurité vient naturellement à l’esprit. Les derniers développements ont prouvé que le CS était la partie la plus inadaptée de l’ONU, en grande partie à cause de l’élargissement du fossé idéologique entre les P5. Le CS de l’ONU, considéré comme le chien de garde et la boussole morale du monde, n’a pas été à la hauteur des crises en Ukraine, en Israël/Palestine, au Soudan et dans d’autres pays. La faille institutionnelle la plus flagrante est la composition obsolète et la représentation très limitée, qui ne reflète pas pleinement les tendances géopolitiques dans l’ordre politique multipolaire actuel.
Néanmoins, il est important de noter que les révisions fondamentales du Conseil de sécurité (et de l’ensemble des Nations unies, d’ailleurs) prennent du temps à s’enraciner. Nous devons garder à l’esprit que les 193 États membres de l’ONU doivent s’engager et parvenir à un consensus sur tous les aspects de la réforme. Jusqu’à présent, les négociations se dirigent vers le plus petit dénominateur commun et il ne tient qu’à nous – les États membres collectivement – d’élever le niveau des aspirations.
LTDN : Aujourd’hui, l’ONU fait face à une crise budgétaire qui oblige à faire des économies. A Genève, les escalateurs et les ascenseurs ont été arrêtés dans le cadre des économies imposées pour tenir les budgets. Selon vous quelles sont les mesures à prendre pour rendre son fonctionnement plus efficace et moins onéreux ?
FR : L’arrêt des escaliers mécaniques, des ascenseurs, la suspension des interprètes après 18 heures ou la limitation de l’utilisation des salles pour les négociations ne sont bien sûr que des mesures temporaires qui n’apporteront aucun changement durable à la santé financière globale de l’organisation. Nous ne pouvons pas traiter une blessure par balle avec un pansement.
La principale cause des crises de liquidité n’est pas un secret. L’accumulation d’arriérés crée des trous béants dans le budget ordinaire et le budget des opérations de maintien de la paix, ce qui entrave la prévisibilité financière. À un moment donné, nous exhortons la direction de l’ONU à être plus efficace et à offrir un meilleur rapport qualité-prix, d’autre part, nous leur perdons leur temps à cause de flux de trésorerie perturbés auxquels la direction doit faire face quotidiennement. On estime que chaque année au cours de la dernière décennie, 40 à 50 États n’ont pas payé leur contribution statutaire intégralement ou à temps. Le plus grand contributeur de l’ONU est également son plus grand débiteur, tant en termes de contributions obligatoires au budget ordinaire de l’ONU qu’en termes d’opérations de maintien de la paix. D’autres États sont également à la traîne, y compris le deuxième plus grand contributeur. Les règles budgétaires restrictives, qui dictent de soumettre toute proposition à l’approbation de la Cinquième Commission, ne laissent aucune place à la flexibilité de gestion.
Le SG a fait plusieurs propositions pour améliorer la situation financière de l’ONU. Certaines mesures sont déjà mises en œuvre dans la pratique ; tels que le passage d’une budgétisation semestrielle à une budgétisation annuelle ainsi que la centralisation de la trésorerie pour les missions de maintien de la paix. Parmi les autres suggestions figurent l’augmentation des contributions annuelles aux réserves de l’ONU et l’abaissement du seuil de dette au-delà duquel les États perdent leur vote à l’Assemblée générale. À l’heure actuelle, l’Article 19 de la Charte dispose que « Tout Membre de l’Organisation des Nations Unies qui est en retard dans le paiement de ses contributions financières à l’Organisation n’a pas droit de vote à l’Assemblée générale si le montant de ses arriérés est égal ou supérieur au montant des contributions dues par lui pour les deux années complètes précédentes ». Celles-ci, ou des options similaires, devront être discutées.
LTDN : Depuis quelques années, Genève ne semble plus être cette place prisée du monde entier où se négocie la paix et la sécurité. Selon vous, Genève a-t-elle perdu de son influence ? Et pourquoi ?
FR : Genève a toujours été un centre important et largement reconnu pour les négociations de paix et de sécurité, et je crois qu’elle le reste. Même la détérioration de l’environnement de sécurité, causée principalement par l’intensification des compétitions mondiales, les crises à grande échelle, notamment l’agression russe contre l’Ukraine, affaiblit l’architecture du désarmement et de la sécurité fondée sur un équilibre délicat entre les arrangements de l’après-Seconde Guerre mondiale sur lesquels les institutions genevoises ont été construites.
Malgré cela, Genève reste un lieu pivot pour la diplomatie et les négociations internationales, en particulier dans le domaine de la sécurité. La ville abrite toujours des institutions internationales, comme le Bureau des affaires de désarmement et la Conférence du désarmement, et des accords multilatéraux cruciaux ont vu le jour ici, tels que le TNC, le TICE, la Convention sur les armes biologiques, la Convention sur les armes chimiques, l’APLC et la Convention sur certaines armes classiques. Il s’agit d’une longue liste de réalisations qui ne peuvent être négligées et dont l’expertise peut être mise à profit, lorsque la volonté politique le permet.
LTDN : La conférence du désarmement que vous avez présidé est également en panne. Depuis des années son fonctionnement est bloqué. Le monde est même reparti dans une course à l’armement classique mais aussi nucléaire. Comment peut ralentir ou stopper cette fuite en avant ?
FR : Malheureusement, les négociations sur les instruments de désarmement à la Conférence du désarmement sont dans l’impasse depuis plus de deux décennies. Je ne suis pas optimiste quant à l’amélioration de la situation dans un avenir proche. Depuis 2017, date à laquelle j’ai eu le privilège de présider la Conférence sous la présidence tournante de la Slovaquie, la sécurité internationale n’a cessé de se détériorer. La dissolution de l’architecture de contrôle des armements reflète cette situation, et le monde est actuellement au stade de l’accumulation militaire et nucléaire par certains États. Malheureusement, il est actuellement très difficile de progresser dans le domaine du désarmement nucléaire. Je pense qu’il est plus réaliste et nécessaire de se concentrer sur le ralentissement des tendances négatives actuelles. Ce qu’il faut, c’est un plus grand respect des traités existants, une plus grande transparence et un dialogue intensifié de la part des États dotés d’armes nucléaires et des initiatives qui pourraient contribuer à la réduction des risques et au renforcement de la confiance.
LTDN : Aujourd’hui, les diplomates semblent désarmés face à l’escalade qui a ravivé des conflits régionaux dans un climat de guerre froide. Pourquoi les diplomates n’arrivent plus à éteindre les incendies ?
FR : Je ne considérerais pas la diplomatie comme un effort inefficace ou futile. Bien au contraire, le monde d’aujourd’hui a besoin de diplomates qualifiés, et non de moins. L’éventail des sujets et des défis, ainsi que le nombre et le type d’acteurs non étatiques impliqués dans la diplomatie, se sont élargis. Les relations mondiales sont devenues un labyrinthe très complexe qu’il est parfois difficile de naviguer. La diplomatie moderne n’est pas seulement dirigée par les représentants des gouvernements, mais inclut les organisations multilatérales, les ONG, les organisations de base et les universitaires dans une grande variété de domaines. Cela nécessite des connaissances et des compétences spécialisées en plus de celles de la négociation et de la conclusion d’accords. En d’autres termes, les diplomates ont actuellement beaucoup plus à faire.
Les défis mondiaux exigent des solutions mondiales. Aucun État ne peut à lui seul s’attaquer à des phénomènes tels que le changement climatique, le cyberespace, l’espace extra-atmosphérique, pour n’en nommer que quelques-uns. Pour en revenir à votre question sur la notoriété de l’ONU, le fait de disposer d’une plate-forme mondiale pour l’exercice de l’effort diplomatique est une condition préalable fondamentale à l’existence de la diplomatie elle-même, en particulier à la lumière des problèmes actuels.
L’ONU est principalement un organisme de normalisation efficace, soutenant le suivi et la mise en œuvre des engagements négociés par les diplomates. L’Agenda 2030 et ses ODD en sont l’un des exemples, qui servent aujourd’hui de pôle pour la communauté internationale. L’ONU a un pouvoir de mobilisation et protège la diversité des voix dans un espace de plus en plus restreint pour la société civile. Le prochain Sommet du futur sera une autre occasion pour les diplomates d’orienter leurs efforts vers un avenir meilleur.
LTDN : Quels sont selon vous les enjeux majeurs qui sous-tendent toutes ces crises ? Un clivage civilisationnel ? Une guerre pour les ressources ? Le réchauffement climatique avec ses conséquences sur les migrations ? La démographie ?
FR : Tout ce qui précède. Aussi, le refus de certains États membres de l’ONU de respecter les principes de la Charte des Nations Unies. Nous avons besoin de plus de confiance et de solidarité, leur manque est l’une des causes profondes des crises actuelles.
LTDN : Que vous ont apportées vos années de présence à Genève ?
J’ai appris deux leçons principales au cours de ma longue et fructueuse carrière diplomatique en tant qu’ambassadeur : 1) l’acte d’écouter – ce que je veux dire, c’est l’écoute active, lorsque vous essayez de vous connecter profondément au message de votre interlocuteur et de comprendre d’où vient sa position. Ce qu’il/elle a dit, et aussi ce qu’il/elle n’a pas dit. C’est presque comme un art de lire les gens que je considère comme une compétence essentielle des diplomates. 2) Ne jamais cesser d’apprendre – sur les cultures, les sociétés, les arts, les religions, la politique. Il vous enrichit non seulement en tant que professionnel, mais aussi en tant qu’être humain.