l’Europe piégée par la réorientation stratégique américaine

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By OGG

Par Anas Abdoun, Senior Analyst Africa & Middle-East at Stratas Advisors

Dès les premiers jours de la guerre en Ukraine, l’Europe a vu sa politique étrangère percutée par la stratégie américaine, influencée à basculer dans une posture presque partisane. Washington n’a pas tardé à convaincre les leaders européens que la victoire militaire de Kiev était non seulement possible mais souhaitable, écartant d’emblée l’option d’une diplomatie active, pourtant historiquement privilégiée par les Européens pour leur voisinage. Dans ce contexte, la voix européenne, autrefois portée vers la modération et le dialogue, s’est retrouvée effacée, réduite à un simple prolongement des objectifs stratégiques de la Maison-Blanche.

La position européenne et l’influence américaine

Les sanctions décidées à l’encontre de la Russie n’avaient rien d’une tentative diplomatique visant à maintenir ouvertes des voies de négociation. Bien au contraire, elles ont frappé indistinctement non seulement le régime, mais aussi l’économie russe et des personnalités censées représenter le Kremlin, qu’elles soient proches ou simplement soupçonnées de l’être. Ce boycott s’est même étendu aux événements culturels et sportifs, ainsi qu’aux vols commerciaux, renforçant la perception d’une Europe s’engageant dans une politique de rejet global, voire de russophobie. Plutôt que d’incarner un rempart contre l’escalade, l’Europe semblait ainsi s’engager dans une confrontation frontale, rompant définitivement avec sa tradition de médiatrice vis à vis de la Russie.

Cette attitude s’est doublée d’un durcissement économique sans précédent. Les Européens ont non seulement limité les exportations de biens vers la Russie, mais ont également drastiquement réduit leurs importations, privant leurs industries de matières premières essentielles. Derrière cette stratégie, on devine autant la pression américaine que l’idéalisme européen d’un soutien inconditionnel à l’Ukraine, perçu comme une posture morale incontournable. La destruction du gazoduc Nord Stream, attribuée officieusement aux États-Unis, a achevé de verrouiller les options énergétiques de l’Europe, scellant une fracture géopolitique désormais quasi irrémédiable. Pendant ce temps, Washington continue d’acheter de l’uranium russe, preuve flagrante que les choix stratégiques américains ne sacrifient jamais leurs propres intérêts économiques sur l’autel de la moralité. Ainsi, l’Europe s’est retrouvée contrainte de prendre parti dans un conflit qui, au-delà des valeurs affichées, s’inscrit dans une dynamique complexe où le pragmatisme américain l’emporte toujours sur les slogans de solidarité.

 Conséquences économiques et la dépendance au gaz

Face à l’effondrement de son partenariat énergétique avec la Russie, l’Europe s’est trouvée dans une situation de vulnérabilité profonde, exposée aux effets immédiats de sa dépendance. Cette rupture brutale a poussé les pays européens à chercher des alternatives d’urgence pour éviter une crise énergétique majeure, mais le prix à payer s’est révélé bien plus lourd que prévu. En remplaçant le gaz naturel russe par le gaz naturel liquéfié (GNL) américain, l’Europe a troqué une ressource abondante et relativement bon marché pour une solution de remplacement plus coûteuse et incertaine. Pour les États-Unis, cette transition a représenté une opportunité d’or : en imposant leur GNL de schiste sur le marché européen, ils ont réussi à occuper la place laissée vacante par la Russie, tout en resserrant leur emprise sur l’approvisionnement énergétique européen.

Le coût de cette dépendance à un gaz importé de l’autre côté de l’Atlantique a eu un effet boule de neige sur l’ensemble de l’économie européenne. L’Allemagne, autrefois moteur industriel du continent, s’est retrouvée en première ligne. Son modèle, basé sur une production à bas coût et une compétitivité redoutable, ne pouvait plus soutenir l’explosion des coûts énergétiques. Ce pays, qui se targuait d’un excédent commercial record dépassant les 100 milliards d’euros, est aujourd’hui en déficit pour la première fois depuis des décennies, et connaît une récession qui perdure. Les conséquences ne se limitent pas à une simple baisse de croissance : c’est tout le modèle économique allemand, et par extension européen, qui vacille, fragilisé par l’incapacité à accéder à une énergie à coût compétitif.

Dans ce contexte de fragilité, les États-Unis ont accentué leur avance en adoptant l’Inflation Reduction Act, une politique économique qui a ouvert grand les portes à un dumping économique particulièrement néfaste pour l’Europe. Par le biais d’incitations fiscales et de soutiens directs, cette loi a non seulement permis aux États-Unis de stimuler leur propre production industrielle, mais elle a aussi attiré des entreprises européennes tentées de relocaliser outre-Atlantique pour échapper aux pressions énergétiques et financières croissantes en Europe. À mesure que des secteurs stratégiques se déplacent, l’Europe voit se dessiner une désindustrialisation progressive, dans laquelle son rôle économique mondial se réduit, mettant en péril des décennies de leadership industriel patiemment construit.

Ainsi, l’Europe, autrefois pionnière en matière de productivité et de compétitivité, se trouve piégée dans un engrenage où son autonomie énergétique et industrielle s’effrite. Pendant que l’Amérique renforce ses positions, l’Europe semble s’enfoncer dans une crise structurelle, fragilisée par des choix qui, au nom de la morale, ont compromis sa survie économique.

Impact de la réélection de Donald Trump

 La réélection de Donald Trump pourrait redéfinir brutalement les équilibres internationaux, et particulièrement le conflit en Ukraine. Trump, dont l’approche pragmatique et isolationniste en matière de politique étrangère est bien connue, pourrait imposer une solution négociée, motivée par le refus de financer une guerre coûteuse qui ne relève pas, selon lui, de l’intérêt vital des États-Unis. Cette posture annoncerait un revirement majeur : en tant que premier fournisseur d’armes et de soutien financier à l’Ukraine, Washington exerce une influence décisive, et un retrait américain priverait Kiev de ressources essentielles, la forçant à accepter les conditions d’un accord de paix dicté par les États-Unis.

De plus, le président Trump a également annoncé son intention de renforcer les mesures protectionnistes, visant notamment les importations industrielles provenant d’Europe. Cet agenda, articulé autour d’une guerre commerciale renouvelée, pourrait inclure des taxes pouvant aller jusqu’à 50 % sur les produits européens, menaçant des secteurs industriels clés comme l’automobile, la technologie et les biens manufacturés.

Pour les États-Unis, ces mesures protectionnistes visent un double objectif : protéger leur marché intérieur et attirer les entreprises européennes en difficulté économique, incitées à relocaliser leur production aux États-Unis pour éviter des tarifs prohibitifs. La stratégie, déjà amorcée par des politiques comme l’Inflation Reduction Act, encourage les entreprises européennes à quitter un continent frappé par les coûts énergétiques élevés et la récession pour s’installer en Amérique, où elles bénéficieraient d’un environnement fiscal et énergétique plus favorable.

Dans cette perspective, l’Europe se retrouve dans une position délicate. La fin anticipée du conflit ukrainien sous l’impulsion de Washington signifierait pour elle un isolement stratégique par rapport à la Russie, sans les ressources énergétiques critiques pour son industrie, tout en restant économiquement exposée à un protectionnisme américain de plus en plus agressif. Si Trump impose des barrières commerciales aux importations européennes, les industries européennes, déjà affaiblies par la hausse des coûts énergétiques, se retrouveraient doublement pénalisées, menacées de perdre non seulement leur compétitivité mais également leur accès au marché américain.

Ainsi, loin de signifier une simple fin de conflit, le retour de Trump pourrait en réalité précipiter l’Europe dans une crise économique et industrielle sans précédent. En imposant ses règles et ses tarifs, Washington renforcerait son contrôle sur une Europe de plus en plus dépendante, limitée dans ses options stratégiques et contrainte de choisir entre la soumission à un marché américain protectionniste ou une marginalisation économique croissante.

Un nouvel ordre Mondial défavorable à l’Europe

Pour ne rien arranger l’évolution de l’ordre mondiale ne fait pas les affaires des européens. La Chine, de son côté, poursuit avec une constance stratégique ses ambitions d’influence globale, soutenue par un modèle de gouvernance centralisé qui lui permet de planifier et d’investir dans des projets à très long terme. Avec des initiatives comme la Nouvelle Route de la Soie et la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, Pékin ancre sa présence économique et politique dans des régions clés, consolidant des partenariats durables sans s’imposer les contraintes idéologiques que rencontrent les gouvernements européens. Cette vision à long terme, structurée et financée par des ressources colossales, fait de la Chine un acteur global de plus en plus incontournable, offrant aux pays en développement un choix de coopération souvent perçu comme plus stable et moins interventionniste que celui proposé par les puissances occidentales.

En parallèle, les pays du Sud global, en pleine croissance démographique et économique, redéfinissent leurs alliances et leurs ambitions. Les économies émergentes, telles que l’Inde, le Brésil et le Nigeria, exigent désormais d’être traitées sur un pied d’égalité, recherchant des relations équilibrées et diversifiées qui se détachent des anciennes zones d’influence européennes. D’autres pays, en particulier en Afrique, marquent un tournant en s’éloignant des anciennes puissances coloniales pour explorer de nouveaux partenariats stratégiques, notamment avec la Chine et la Russie ou des partenariats sud-sud. La perte d’influence de la France dans plusieurs pays africains illustre ce mouvement plus large d’émancipation, où les anciennes colonies privilégient des alliances multiples et cherchent à rompre avec la dépendance historique à l’égard de l’Europe. Ces dynamiques, juxtaposées, mettent en lumière un ordre international de plus en plus défavorable à l’Europe, qui peine à maintenir sa position dans un monde multipolaire. En définitive, l’Europe, affaiblie économiquement et politiquement, se voit marginalisée dans un monde où les alliances se redessinent autour de nouveaux pôles de puissance dont elle peine à déchiffrer les nouvelles logiques et à exercer une influence.

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