Par Albano di Giovanni avec Inès Ambre
Ce n’est pas de la politique-fiction. Le système multilatéral sur lequel a prospéré Genève est aujourd’hui remis en cause de manière frontale. Ce qui se profile risque de heurter de plein fouet tout ce qui a fait la force et la singularité de la Genève internationale. La remise en question des grands équilibres mondiaux, combinée à l’émergence de nouveaux pôles de puissance, fait planer une lourde menace sur son avenir.
Historiquement, Genève a symbolisé le sanctuaire du multilatéralisme. Des institutions comme les Nations Unies, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ou encore l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) y ont fait prospérer des idéaux de coopération. Ces idéaux, qui furent forgés au lendemain des désastres des guerres mondiales, ont apporté à Genève un rayonnement unique. Cependant, aujourd’hui, cet édifice, naguère solide, semble vaciller sur ses fondations.
La coûteuse rénovation du Palais des Nations, bien qu’indispensable, ne suffit pas à masquer la réalité de l’affaiblissement de Genève. Ce phénomène s’inscrit dans un cadre plus large : la méfiance grandissante à l’égard des institutions multilatérales. L’ancien Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, avait lui-même prévenu : « Le multilatéralisme ne survivra que si les États membres décident de le soutenir. » Aujourd’hui, le soutien des grands États est pour le moins mitigé.
Les nouvelles dynamiques géopolitiques
L’émergence de puissances comme la Chine, l’Inde et certains États africains redessine la carte des influences. La Chine a adopté une stratégie explicite visant à modifier les normes multilatérales afin de les aligner sur son propre agenda. Déjà, son implication au sein des institutions spécialisées des Nations Unies, notamment à l’OMS, illustre cette prise de pouvoir progressive. Elle défend une vision non-interventionniste qui contredit souvent les principes humanitaires chers à Genève.
En parallèle, l’Afrique revendique de manière croissante une émancipation vis-à-vis de l’influence des anciennes puissances coloniales. Comme l’a affirmé l’écrivain kenyan Ngũgĩ wa Thiong’o, « L’avenir de l’Afrique repose sur sa capacité à se réapproprier son destin sans la tutelle d’autrui. » Cette dynamique se traduit par une préférence croissante pour des forums régionaux comme l’Union Africaine, au détriment des institutions basées en Europe.
Quant aux États-Unis, leur repli sur eux-mêmes est symptomatique. La politique « America First » de Donald Trump n’était pas qu’une aberration passagère : elle reflète une tendance structurelle. Même sous Joe Biden, l’enthousiasme pour les institutions multilatérales est modéré. Ce basculement américain illustre un tournant où le multilatéralisme, perçu comme coûteux et inefficace, devient une cible facile pour des dirigeants populistes.
La marginalisation de Genève
Au niveau national, l’aura de Genève s’érode aussi. Certains cantons suisses expriment une forme de jalousie à l’égard de la prédominance de Genève dans le paysage international. La montée de discours populistes évoquant les coûts supposés de l’action onusienne en Suisse amplifie ce ressentiment. En 2020, une initiative parlementaire proposait même de revoir à la baisse la contribution helvétique aux institutions internationales. Bien que rejetée, cette initiative est révélatrice d’un sentiment croissant d’épuisement.
Les réseaux sociaux et le chaos informationnel
En parallèle des mutations géopolitiques, la révolution numérique accentue le chaos. Les réseaux sociaux, tout en offrant une tribune à une pluralité d’acteurs, ont également contribué à miner la confiance dans les institutions traditionnelles. Le multilatéralisme est souvent caricaturé comme une élégante mais inefficace réunion d’élites déconnectées des réalités populaires. Comme le note le chercheur Zeynep Tufekci : « Les réseaux sociaux ont amplifié une défiance structurelle envers toute forme d’autorégulation globale. » Cette dynamique marginalise encore davantage Genève, bastion de cette autorégulation.
Elon Musk et le nouveau libertarisme
Un personnage incarne parfaitement cette tendance à la remise en question des structures classiques : Elon Musk. Le PDG de Tesla, de SpaceX, et désormais également propriétaire de Twitter (rebaptisé X), prône une vision libertarienne radicale.
Musk symbolise un état d’esprit qui gagne du terrain : une croyance en la supériorité des solutions technologiques privées sur les structures publiques. Ses projets, de la colonisation de Mars à la génétique augmentée, repoussent les frontières des aspirations humaines mais inquiètent. Ces idées prônent un futur réservé à une élite, contredisant frontalement l’universalité des valeurs humanistes. La conquête spatiale, loin de constituer un rêve collectif, semble s’orienter vers une sélection des « élus ». Ce modèle s’éloigne d’un projet commun pour l’humanité, tel que l’imaginaient les pères fondateurs des institutions genevoises.
Une mutation civilisationnelle
Plus qu’une simple réorganisation géopolitique, nous assistons à un véritable bouleversement de civilisation. Le sociologue Edgar Morin écrivait : « Nous sommes à la croisée des chemins : soit nous renforcerons une solidarité humaine, soit nous sombrerons dans des conflits insurmontables. » Aujourd’hui, les institutions basées à Genève semblent être dépassées par l’ampleur des défis globaux. L’érosion des valeurs humanitaires, la montée des autoritarismes et la fragmentation des intérêts mettent à mal la coopération internationale.
Dans ce contexte, la Genève internationale doit réfléchir à son avenir. Peut-elle se réinventer comme moteur d’une gouvernance mondiale adaptée à ce nouveau siècle ? Ou va-t-elle demeurer le symbole d’un ordre en déclin, nostalgiquement attaché à des idéaux désormais révolus ? Les décisions prises dans les prochaines années seront déterminantes pour savoir si Genève pourra rester — comme autrefois — la capitale mondiale de la paix et de la justice internationale.