La ministre des Affaires étrangères libyenne Najla Mangoush a été suspendue de ses fonctions par le Premier ministre Abdelhamid Dbeibah. Ce limogeage temporaire fait suite à sa rencontre avec le ministre des Affaires étrangères israélien. Cette rencontre, initiée par les Etats-Unis, s’est déroulée sous les auspices du Ministre des Affaires étrangères libyenne Antonio Tajani.
À la suite de cette divulgation, une vague de protestation s’est déclenchée dans plusieurs villes du pays. Les manifestants ont scandé des slogans en faveur de la cause palestinienne. Par ailleurs, des regroupements ont eu lieu devant la présidence du Conseil des ministres ainsi que du Ministère des Affaires étrangères.
La classe politique libyenne a à son tour dénoncé cette rencontre considérée comme « une mesure dangereuse » et « une ligne rouge à ne pas franchir ». La réunion n’aurait pas tenu compte « des sentiments du peuple libyen » entraînant ainsi « la violation du droit libyen ». Le conseil municipal de Misurata et le conseil des notables ont dénoncé cette réunion via un communiqué. Par ailleurs, l’Union des Martyres juge « cet acte comme irresponsable ».
Face à cette contestation générale, le gouvernement libyen a immédiatement suspendu la ministre par décret et l’a inscrite sur « la liste des personnes non autorisées à sortir du territoire libyen ». Exfiltrée par le service de sécurité intérieure, celle-ci a trouvé refuge à Istanbul. Le gouvernement, fragilisé de l’intérieur, dément cette version et confirme « être solidaire du peuple palestinien ».
Une Commission d’enquête destinée à étudier les circonstances de cette rencontre a été créée par le Premier ministre. La ministre sera prochainement entendue par la Commission d’enquête. Le Premier ministre organisera une visite expresse à l’Ambassade de Palestine en Libye pour affirmer « son soutien indéfectible au peuple palestinien ».
- Décryptage de cette rencontre
Deux hauts responsables du gouvernement de Dbeibah ont affirmé que le Premier ministre était au courant des pourparlers entre les deux ministres des Affaires étrangères. Brahim Dbeibah, conseiller personnel du Premier ministre à l’origine de cette rencontre avait préparé celle-ci et cela, en collaboration avec des personnalités israéliennes.
Le Premier ministre lui avait donné son accord pour l’organisation de cette réunion à Rome. À son retour sur Tripoli, la ministre a immédiatement informé le Premier ministre.
Objectif de la rencontre :
Cette réunion entre dans le cadre des efforts de médiation des Etats-Unis destinés à encourager la Libye à normaliser ses relations avec Israël. Pour rappel, les accords d’Abraham signés le 15 septembre 2020 à Washington garantissent la normalisation des relations diplomatiques entre Israël, d’une part, et les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Soudan et le Maroc, d’autre part.
Une première rencontre avait été organisée entre le Premier ministre Dbeibah et le directeur de la CIA William Burns lors de sa venue en janvier dernier à Tripoli. À la suite de cette réunion, le Premier ministre Dbeibah aurait donné « son accord initial pour rejoindre les accords d’Abraham » ; mais il « restait préoccupé de la réaction populaire ».
« Une rencontre avant tout culturelle : préserver l’héritage juif libyen »
Le ministre des Affaires étrangères israélien souhaitait étudier une possible coopération dans l’intention de construire une relation entre les deux pays. L’objectif est avant tout de préserver « l’héritage juif libyen ». Une entente aurait permis de restaurer les synagogues et les cimetières juifs. Le ministre israélien a déclaré dans un communiqué que la « réunion était la première étape dans l’établissement de relations officielles » précisant que « la taille de la Libye et son emplacement stratégique constituent un potentiel pour les deux pays ». La discussion aurait été le théâtre d’une « discussion sur l’histoire ».
Au-delà de ces aspects, l’établissement « d’une coopération et d’aide en matière humanitaire et agricole ainsi que la gestion de l’eau » a été discuté entre les deux ministres des Affaires étrangères.
Le secteur de l’agriculture est actuellement sous-développé en Libye. La connaissance des technologies agricoles israéliennes permettrait au pays de se développer. La gestion de l’eau demeure le principal problème en Libye en raison de la sous-exploitation de la rivière artificielle ainsi que de son climat désertique.
Une rencontre stratégique pour la Libye
Du côté libyen, cette rencontre était un moyen de devancer les actions « politiques » entreprises par Sadam Haftar (fils du maréchal Haftar). En effet, le maréchal Haftar risquant d’être écarté lors des prochaines élections présidentielles, le clan Haftar souhaite assurer sa pérennité « politique » et économique. Sadam Haftar s’est rendu deux fois en Israël pour demander « une assistance diplomatique et militaire » et ce, en échange d’une normalisation avec l’État israélien.
À noter qu’Israël présent à l’Est à travers ses partenaires régionaux a fourni des armes et une assistance technique « aux forces militaires » de l’Est.
Avoir Israël comme « soutien et allié » permettrait aux politiciens libyens d’avoir le soutien des Etats-Unis. L’actuel gouvernement libyen a perdu de sa crédibilité et de sa légitimité vis-à-vis des occidentaux en raison du non-respect de la feuille de route. L’organisation de cette rencontre en Italie aurait probablement permis au Premier ministre d’avoir un soutien de l’Union Européenne mais aussi des Etats-Unis. Mais il aurait surtout permis de délégitimer le clan Haftar. La reconnaissance de l’actuel gouvernement Libyen rendait de facto l’ensemble des actes entrepris par le clan Haftar illégaux mais surtout caducs.
Si le processus de normalisation avec l’État d’Israël avait été poursuivi, le gouvernement israélien n’aurait pu négocier qu’avec le gouvernement de Dbeibah.
Au regard de la situation, aucune personnalité politique libyenne ne prendra le risque de reprendre les pourparlers avec l’État d’Israël.
Les ministres des Affaires étrangères : boucs émissaires de leur gouvernement ?
La ministre des Affaires étrangère : la révolutionnaire venue de la Cyrénaïque
Najla Mangoush, juriste de formation, est devenue membre du Conseil National de Transition libyen en 2011. Chargée de coordonner les villes opposées au régime de Mouammar Kadhafi, elle travaillera principalement dans la résolution du conflit libyen.
Sa nomination imposée in extremis au gouvernement par Aguila Salah a été mal prise par la classe politique libyenne. Première femme libyenne à occuper ce poste, la ministre a été critiquée pour ses prises de position « pro-occidentales » voire « pro-américaines ». Elle milite activement pour l’application de la feuille de route des Nations Unis dont la mise en place d’élections libres ainsi que le désarmement des milices.
Son manque de nationalisme et ses critiques à l’égard du Premier ministre durant les réunions ont précipité sa chute. Cette manœuvre politique du Premier ministre libyen lui a permis de se débarrasser d’une ministre jugée « trop active » et pas assez « nationaliste ».
Ciblée à plusieurs reprises par certaines milices, elle bénéficiait d’une protection renforcée des services de sécurité intérieurs.
Le ministre des Affaires étrangères israélien : artisan de la paix
Eli Cohen a été nommé ministre des Affaires étrangères le 29 décembre 2022. Impliqué dans les efforts de normalisation avec les pays arabes et africains, il avait organisé la première délégation officielle israélienne à Khartoum.
Face à la contestation populaire et d’une partie de la classe politique israélienne, le gouvernement israélien dénonce « une erreur diplomatique » et ce, pour avoir rendu publique cette rencontre. Après avoir démenti dans un premier temps la connaissance de cette rencontre, le Premier ministre Benjamin Netanyahu a publié mardi une « directive exigeant que toutes les réunions diplomatiques secrètes devraient être approuvées par son bureau ».
Merav Michaeli, la cheffe d’Avoda, a estimé quant à elle que Cohen « devait démissionner ». Qualifié « d’irresponsable et d’amateur », son action risque de « dissuader les pays d’entreprendre un processus de normalisation avec l’État israélien ».
Par ailleurs, selon des sources gouvernementales israéliennes, le ministre israélien aurait causé de graves dégâts dans la diplomatie israélienne, et a « brûlé un pont en cours de construction ». La médiatisation de cette rencontre aurait pu être évitée en imposant la censure militaire.
Une rencontre prématurée…
Ce canal de communication établi par les États-Unis décrédibilise l’image du gouvernement de Netanyahu qui n’a pu maîtriser son administration. Tout d’abord, la règle de Chatham house, principe directeur de la diplomatie souterraine, a été bafouée. Cet écart diplomatique est vivement critiqué par l’administration du président Biden qui y voit « un amateurisme ». L’administration américaine « espérait la discrétion de cette rencontre ».
Ensuite, les États-Unis, de retour dans l’économie libyenne, souhaitent garder de bonnes relations avec les parties prenantes libyennes. Préserver les sociétés américaines pétrolières sur le sol libyen est une priorité. Il convient de rappeler que la NOC (National Oil Corporation) et les sociétés américaines (Halliburton et Honeywell International) sont en train de négocier un contrat à hauteur de 1,4 milliards de dollars. Halliburton pourrait reconstruire le champ pétrolier d’Al Dhara dans le bassin de Syrte. Honeywell quant à elle construirait une raffinerie dans le sud-est de la Libye.
Les échanges commerciaux ont augmenté de façon significative. À titre d’exemple, les exportations de produits agricoles et alimentaires représentent 41,55 millions de dollars. Le marché libyen représente une opportunité pour les entreprises américaines, en particulier dans les secteurs pharmaceutique et automobile.
Au-delà des aspects énergétiques, le Fezzan est un point stratégique pour les États Unis. En effet, le Fezzan est une porte d’entrée sur le Sahel et une potentielle base arrière de repli pour les Etats-Unis.
…mais Ad impossibilia nemo tenetur
L’hostilité de la population libyenne à l’égard de cette rencontre est susceptible de dissuader certains pays arabes déjà fragilisés de l’intérieur d’entamer, voire de continuer les pourparlers avec Israël.
Les printemps arabes ont révélé que les changements de gouvernements pouvaient entraîner la dénonciation d’accords ou de traités bilatéraux.
Pour les pays arabes, les conditions de normalisation des relations avec Israël sont soumises à la résolution du conflit israélo-palestinien. Si Mouammar Kadhafi avait proposé l’union des deux pays par la création de « Isratine », les négociations semblent au point mort.
Le gouvernement de Dbeibah fragilisé ne prendra plus le risque d’organiser une quelconque rencontre avec Israël. Il faudra donc attendre les prochaines élections libyennes et ce, pour éviter un « Printemps arabe bis ».
En parallèle, Israël pourrait demander aux pays du Golfe de servir d’intermédiaires dans le processus de normalisation des relations avec la Libye… sauf que tous ces pays ont eux aussi des intérêts stratégiques sur ce pays…
Qui prendra ce risque ?
Imen Chaanbi
Directrice France-Maghreb-Afrique