Au lendemain de l’attaque d’Israël perpétrée par le Hamas le 7 octobre dernier, le premier ministre d’Israël, Benyamin Netanyahou, largement soutenu par les Etats-Unis, menaça en réponse à cette attaque qu’il « va changer le Moyen Orient ». Dans cette région qui connaît aujourd’hui plusieurs conflits (Israël contre le Hamas et le Hezbollah, les Houthis du Yémen contre les navires des pays occidentaux, crise entre l’Iran et Pakistan), deux pays seulement du Conseil de coopération du Golfe attirent l’attention par leur fulgurante ascension au niveau politique et économique ainsi qu’au niveau culturel et sécuritaire : L’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. La menace israélienne de changer le Moyen Orient pourrait-elle affecter ou ralentir leur ascension ?
Ces deux pays du Golfe jouent un rôle de leadership non seulement dans le Golfe arabe mais dans tout le monde arabo-musulman aussi. Ayant au pouvoir deux dirigeants jeunes et visionnaires, et possédant une richesse nationale de plus en plus diversifiée, Riyad et Abou Dhabi s’orientent vers un avenir prospère et prometteur qui se cristallisera aux alentours de 2030. Car si les crises en Ukraine et à Gaza ont bouleversé les évènements sur la scène mondiale, notamment en Europe et au Moyen Orient, Riyad et Abou Dhabi ont su maintenir voire étendre leur action dans cette région pour y exercer une influence qui s’étend de plus en plus sur la politique et l’économie mondiales. Cette efficacité s’est manifestée par leur position renforcée au sommet de l’OPEP+, par le fait d’être invités à rejoindre l’organisation intergouvernementale des BRICS, par l’accueil réussi des Émirats arabes unis de la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques en 2023. L’année en cours ouvre ainsi la voie à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis pour qu’ils soient présents à la table des négociations des grandes puissances qui débattent des questions cruciales auxquelles la communauté internationale est confrontée aujourd’hui.
La première crise mondiale de cette décennie, éclatée à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, a montré la capacité de ces deux pays du Golfe arabe à gérer avec patience et prudence la crise politique de leurs amis et de leurs ennemis à la fois. Contrairement au Koweït, qui s’est empressé de condamner l’invasion russe de l’Ukraine en 2022, pour des raisons historiques qui lui sont propres, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont restées résolument neutres sur le conflit Russo-ukrainien. Grâce à cette neutralité, Riyad et Abou Dhabi ont su maintenir simultanément des canaux diplomatiques avec Moscou et Kiev. Récemment, Abou Dhabi a même réussi à jouer un rôle important en négociant un échange de prisonniers de guerre entre la Russie et l’Ukraine. Cependant, cette neutralité a ses propres limites car ce conflit porte à la veille des manœuvres militaires de l’OTAN annoncées prochainement, une dimension de plus en plus mondiale et cruciale, ce qui rend la position de neutralité de ces deux pays du Golfe difficile voire intenable.
Car dans le conflit entre Israël et le Hamas, la situation entre les deux belligérants est devenue plus dramatique et très critique. Alors que les Émirats arabes unis ont établi des relations diplomatiques complètes avec Israël en 2020, l’Arabie saoudite était avant l’attaque du Hamas du 7 octobre dernier, sur le point d’entamer des négociations sur la normalisation des relations avec l’État hébreu. Aujourd’hui, les dirigeants saoudiens font face à de fortes pressions tant au niveau national qu’international, afin de prendre des positions fermes sur la guerre actuelle ainsi que sur le débat sur l’avenir de Gaza et le conflit israélo-palestinien.
Par la voix de son ministre des Affaires étrangères le prince Fayçal ben Farhane Al-Saoud, Riyad a affirmé récemment sa position à deux reprises : d’abord lors du Forum économique de Davos où ce dernier annonça que son pays reste ouvert à un accord avec l’État hébreu tout en soulignant la nécessité d’un cessez-le-feu et d’une solution à deux états ; puis lors d’une interview sur CNN où il a déclaré que la normalisation des relations avec Israël n’est pas envisageable sans la solution du problème palestinien : « c’est la seule façon pour nous d’en tirer les bénéfices. Donc, oui, parce que nous avons besoin de stabilité et la stabilité viendra seulement de la résolution de la question palestinienne » insista-t-il.
Depuis le début de la guerre du Gaza, l’activité diplomatique des États-Unis dans la région du Golfe (plusieurs visites du secrétaire d’État Anthony Blinken) reflète l’influence croissante de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis aux yeux de Washington. L’administration Biden semble avoir besoin de plus en plus du soutien de ses partenaires dans cette région pour atteindre ses objectifs. Alors que le Qatar est impliqué dans la question des otages, qu’Oman joue son rôle traditionnel d’intermédiaire entre Washington et Téhéran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont considérés par la Maison-Blanche comme des partenaires essentiels dans l’effort visant à trouver une solution après la fin des opérations militaires : stabiliser Gaza, relever les défis humanitaires critiques, répondre aux besoins gouvernementaux et sécuritaires, et potentiellement préparer le retour aux négociations entre Israéliens et Palestiniens.
Or, Riyad et Abou Dhabi ont évité toutes les deux d’évoquer publiquement l’avenir de la gouvernance de Gaza et la reconstruction de la bande de Gaza. Elles ont limité leurs déclarations publiques à ce sujet sur 3 thèmes :
1. Œuvrer à une désescalade du conflit, l’Égypte jouant probablement un rôle clé, l’intérêt de celle-ci étant de réactiver le transport maritime par le canal de Suez affecté par les attaques des Houthis qui soutiennent le Hamas, car ce canal lui assure une rente monétaire considérable en devises pour son économie.
2. Plaidoyer pour le retour des otages, le Qatar cherchant à influencer le Hamas pour rester un acteur majeur au Moyen-Orient, indispensable dans les tractations menées entre l’Occident, Israël et les Palestiniens.
3. Fournir un soutien humanitaire au peuple palestinien, notamment à Gaza que la communauté internationale ne cesse d’appeler par la voix du secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres pour secourir la population civile.
De ce fait, la future diplomatie de Riyad et Abou Dhabi sera donc moins susceptible de pencher vers une neutralité qu’elles cherchent à conserver même si ces deux pays tentent de maintenir au premier plan leurs ambitieux programmes économiques. Leur diplomatie suivra probablement la récente déclaration conjointe du Conseil de coopération du Golfe et de l’Union européenne, qui a appelé à la « retenue » pour mettre fin au conflit qui se déroule entre Israël et Gaza. Cette déclaration publiée à l’issue d’une réunion des deux groupes à Mascate en octobre dernier, stipulait que « le Conseil conjoint a exprimé sa profonde préoccupation face aux graves développements en Israël et à Gaza et a condamné toutes les attaques contre les civils. Il a appelé à la protection des civils, rappelant aux parties les obligations qui leur incombent en vertu des principes universels du droit international humanitaire. Il a en outre appelé à la retenue, à la libération des otages et à l’accès à la nourriture, à l’eau et aux médicaments conformément au droit international humanitaire, soulignant la nécessité urgente d’une solution politique à la crise pour éviter que ce cercle vicieux de violence ne se reproduise. L’UE et le CCG sont déterminés à déplorer la violence et à appeler toutes les parties à la retenue et au calme, et ont convenu de poursuivre les consultations et de rester engagés ».
Car si l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont conscients de leur importance dans l’avenir du Moyen-Orient, les dirigeants de ces deux pays se méfient de donner l’impression de fournir une couverture à un gouvernement israélien qui mène une politique agressive et des opérations militaires qualifiées par le secrétaire général de l’ONU d’inacceptables. Ces opérations militaires sont considérées comme un anathème par la grande majorité des Arabes, y compris les populations de ces pays.
Les dirigeants saoudiens et émiratis sont conscients que l’opinion publique est une affaire très sensible lorsqu’il s’agit de la cause palestinienne. Un sondage publié le 21 décembre 2023 par « Washington Institute for Near East Policy » sur l’attitude des Saoudiens à l’égard du conflit en cours, a montré que 91 % des Saoudiens considèrent que « malgré la destruction et les pertes en vies humaines, cette guerre à Gaza est une victoire pour les Palestiniens, les Arabes et les musulmans ». De son côté, le gouvernement des Émirats arabes unis à conscience également que le positionnement du pays en tant que « voix de la raison » ne serait ni entendu ni accepté comme le montre les médias sociaux nationaux et panarabes dans ce pays. Certes les dirigeants des Émirats arabes unis ont indiqué que les liens économiques entre les Émiratis et les Israéliens se poursuivraient comme précisait le ministre d’État au Commerce extérieur, Thani bin Ahmed Al Zeyoudi : « nous ne mélangeons pas l’économie et le commerce avec la politique », mais sur le terrain cette position semble difficile à tenir à long terme si la guerre de Gaza se poursuit avec autant de victimes civiles palestiniens.
Que la guerre en cours reste circonscrite à la bande de Gaza seulement ou étendue dans la région, la question qui s’impose en ce qui concerne l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis est la suivante : est-ce que la position de ces deux pays envers Israël est basée sur les intérêts propres à chacun d’eux ou bien sur des intérêts communs aux deux pays ensemble ?
La guerre de Gaza pourrait rapprocher les deux pays d’une position unifiée, surtout après les interventions des rebelles houthis contre les navires à destination d’Israël à Bab Al-Mandab et les tirs de roquettes vers Israël. Riyad et Abou Dhabi craignent de nouvelles attaques houthies sur le territoire saoudien et émirati ce qui menace leur développement qui est en plein essor dans le but de diversifier leur économie et leurs infrastructures. Avant la guerre de Gaza, Riyad s’est rapproché de l’Iran dans le but de faire cesser les attaques des roquettes des houthies sur son territoire. Aujourd’hui, Riyad comme Abou Dhabi en attendant que le projet du siècle américain IMEC se concrétise dans la région, tentent d’utiliser leur dialogue avec l’Iran et en même temps faire appel aux États Unis et à l’Occident pour empêcher les Houthis de conduire la guerre de Gaza à un conflit plus large ce qui pourrait menacer gravement leur économie et ralentir leur développement en plein essor.